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Philippe Cohard est Maître de Conférences à l’Université de Montpellier, Docteur ès Sciences de Gestion. Il est enseignant à l’institut Montpellier Management où il codirige le Master Management de Projet Intrapreneurial et Digital. Il est chercheur au laboratoire MRM dans le groupe Systèmes d’Information et membre du Labex Entreprendre. Ses thèmes de recherche sont : la conception et l’évaluation des systèmes d’information, les serious games, l’innovation et le management public.
Comment avez-vous été amené à travailler sur les serious games (SG) ?
J’ai réalisé ma thèse de doctorat sur la conception et l’évaluation des systèmes d’information, qui portait plus spécifiquement sur l’objet ‘Serious Game’, pour le personnel des EHPAD. J’ai joué dans mon enfance à des jeux vidéo et c’est une culture et un artefact que je trouve particulièrement intéressants, qui s’est largement diffusé, en tant que culture également, et qui est largement utilisé. J’ai donc eu l’opportunité, avec ma thèse, de lier à la fois le jeu vidéo, qui était un élément important pour moi et que je connaissais par ailleurs, avec un travail sur l’apprentissage, la conception et l’évaluation des SG.
Pourriez-vous indiquer une procédure de jeu développée pour les EHPAD, un but à atteindre à travers le jeu ?
Il y avait plusieurs scénarios à traiter. J’ai travaillé sur la conception du SG en co-conception avec le personnel des EHPAD, des médecins-coordonnateurs, des aides-soignants, des infirmiers, etc. Plusieurs scénarios étaient importants, notamment pour l’accueil de la personne âgée, le moment du repas ou encore la réalisation de la toilette. On a travaillé sur ces trois scénarios qui ont été co-construits avec les personnels, retravaillés et ensuite implémentés en jeu vidéo pour le personnel des EHPAD.
Quels types de recherches et d’approches avez-vous développés dans votre travail sur les SG, à travers la thèse et ultérieurement ?
Après cette première recherche dans le cadre de ma thèse, j’ai poursuivi mon travail sur d’autres SG. J’ai travaillé sur plusieurs champs, notamment la conception des SG, ce qui m’a amené à me questionner sur l’apprentissage dans les SG mais en me demandant comment on peut prendre en compte l’apprentissage du point de vue du concepteur. Cela m’a amené à me questionner également sur le processus de conception, avec cette fois-ci une orientation particulière, qui est connue en management appelée Design Science Research, visant à comprendre comment produire un artefact qui soit innovant et utile ; c’était là l’angle qui permettait d’aborder cette question. J’ai travaillé également autour de la conception, en utilisant la théorie de l’activité[1], et de la co-conception en cherchant à savoir comment concevoir en prenant en compte les revendications des différentes parties prenantes, y compris lorsque leur point de vue ou leur pouvoir de négociation est assez faible.
Quand on travaille sur la conception on en vient à travailler également sur l’évaluation, pour savoir si ce qui a été conçu a bien mené aux objectifs qu’on souhaitait atteindre. Je me suis interrogé ainsi sur la facilité d’utilisation du SG, la satisfaction vis-à-vis de cet artefact, l’apprentissage perçu et l’apprentissage réel, les émotions que peut éprouver celui qui utilise ce type d’artefacts.
Quels thèmes ou idées principales ressortent de votre travail d’analyse sur la conception ?
Au niveau de la conception, plusieurs démarches sont possibles. On peut partir de l’expression des besoins, on peut faire de la co-conception dès le départ du projet. Dans la conception, quelle démarche va-t-on adopter ? Différentes méthodes existent (par exemple les méthodes de ‘développement agile’). Au-delà des techniques, on peut se poser les questions suivantes : comment est-ce que l’on conçoit le logiciel ? son scénario formatif ? Comment va être intégrée telle ou telle forme d’ apprentissage ? Et cette question permanente : est-ce que le jeu qui est créé va être en adéquation avec les objectifs de l’apprentissage ? Car nous avons bien une finalité ‘sérieuse’ dans le SG, liée à des formes d’apprentissage. Si l’on veut s’assurer à bien satisfaire cette finalité sérieuse, il faut y veiller dès le départ, dès la conception.
Comment avez-vous intégré la théorie de l’activité dans votre réflexion sur les SG ?
J’ai intégré la théorie de l’activité dans le cadre de la conception, c’est-à-dire quand on va concevoir des interactions entre des personnes ou différents personnages dans l’application ; au travers de cette approche on peut voir quelles vont être les interactions, sur quels sujets ou quels objets les participants vont pouvoir interagir, de quelle manière les activités vont être réalisées et quelles actions vont être effectuées. Tous ces éléments vont nous permettre de travailler sur l’élaboration du scénario.
Distinguez-vous des grandes catégories de SG ?
Il existe plusieurs taxonomies / typologies de SG. Pour les jeux vidéo par exemple, on a la taxonomie de Herz qui permet de différencier certains types de jeu vidéo. Si l’on considère maintenant plus largement les serious games, on a la taxonomie de Sawyer, qui est également un système de classement des SG. J’ai moi-même proposé une typologie autour des théories de l’apprentissage[2]. Dans cette typologie je faisais justement un classement par théories de l’apprentissage. En effet, si l’on veut simplement obtenir une forte rétention, les théories behavioristes peuvent permettre d’aller vers un game play plus simple.
Si on veut solliciter des compétences plus avancées, par exemple sur la gestion de projet, il va falloir s’orienter vers des types de jeux différents. Pour des compétences relationnelles, il faudra aller vers des théories d’apprentissage socio-constructivistes et vers des jeux spécifiques, par exemple des jeux en réseau, pour résoudre des énigmes à plusieurs, accomplir des actions à plusieurs.
Il y a ici un enjeu important. Si je sais bien définir les apprentissages que je veux faire, je vais pouvoir m’orienter vers tel ou tel type de jeu vidéo qui se prêtera plus particulièrement à la mise en place des interactions nécessaires ou du modèle de fonctionnement nécessaire pour pouvoir bâtir mon serious game.
Pensez-vous que le jeu peut avoir un impact pédagogique plus fort que d’autres types de pédagogies ?
Ce n’est pas simple de répondre à cette question. En jouant et en rejouant (le fait de rejouer est une force du SG) l’apprenant peut se confronter à certaines difficultés et les dépasser. Il peut aller plus loin, il peut également tester d’autres choix. Il peut même tester certaines erreurs (que se passe-t-il si je fais volontairement cette erreur dans le SG ?). Le SG va permettre de se confronter au problème, de le résoudre, de le faire plusieurs fois. S’il est donné en autonomie, le SG peut rejoindre les outils de type e-learning et être utilisé à la demande, ce qui est un avantage pédagogique indéniable.
Selon le type d’apprentissage et de jeux, le concepteur détermine précisément dans quelle situation d’apprentissage il va placer le joueur, il détermine quelles sont les interrogations que le jeu doit générer chez lui, la manière dont l’apprentissage se déroule.
Si dans le jeu on a intégré des paramètres, des aspects qui sont peu susceptibles de varier, qui n’iront pas vers une obsolescence trop rapide, il pourra alors être utilisé sur un temps plus long, pour plusieurs promotions ou plusieurs années en formation professionnelle. Le SG peut alors étayer de manière solide les apprentissages pour aider l’enseignant dans son travail. Dans ces conditions, l’impact pédagogique du SG peut être des plus intéressants.
Quels types de jeu vous semblent le plus intéressant pour l’acquisition de compétences interculturelles ? pour les compétences linguistiques ? pour les compétences managériales ?
Cela va dépendre des connaissances et des compétences à acquérir par l’apprenant, en sachant que, quoi qu’il en soit, Il y a un travail de conception et de reconception à fournir : reconception parce qu’une fois que le SG est conçu on peut se rendre compte que des ajustements ou des modifications à faire voire des aspects à reconcevoir.
Cela va dépendre également des ressources dont on dispose pour la conception, des compétences disponibles, du budget dont on dispose, du temps dont on dispose pour la conception, de la nature du projet. Il faut donc prendre en compte des éléments qui sont propres à la conception et d’autres qui sont liés au projet lui-même.
Sur la compétence ou la connaissance de l’apprenant, on doit se questionner : qu’est-ce qui doit être appris au travers du SG ? Est-ce que c’est quelque chose qu’on cherche à retenir particulièrement ? Je vais prendre un exemple simple : un SG pour apprendre les tables de multiplication serait très différent d’un SG sur le management de projet ; est-ce une compétence qui va nécessiter des interactions sociales ? Où ces interactions sociales vont-elles avoir lieu ? S’il s’agit d’un jeu portant sur des interactions sociales, celles-ci vont-elles se dérouler dans le jeu lui-même ou entre les personnes dans la salle où se déroule le jeu ? Si elles se déroulent dans la salle on se prive de la distance – ou alors il faudra prévoir un dispositif en visioconférence etc.
Tous ces éléments doivent amener à structurer le SG d’une certaine manière. Est-ce que la compréhension dans le détail du phénomène sera compliquée ? Dans ce cas, il faudra extraire le phénomène de son contexte et le représenter d’une autre manière. Si on ne reproduit pas le réel, alors cela laisse une marge créative pour le concepteur, ce qui n’est pas possible cependant si je dois reproduire quelque chose qui doit être très proche du réel, par exemple un simulateur de vol.
Tous ces éléments vont conditionner la manière de concevoir le SG. Les SG peuvent donc prendre, selon les cas, la forme d’artefacts plutôt légers ou bien beaucoup plus complexes.
Est-il préférable pour vous de centrer un cours sur un jeu ou bien de diversifier, au sein du cours, les approches pédagogiques ?
Dans le cas d’un cours, je pense qu’il faut diversifier les approches et accompagner l’outil, débriefer, discuter voire faire un questionnaire s’il y a beaucoup d’étudiants. Soit en approche active soit en utilisation en autonomie. Mais l’échange par entretien individuel ou de groupe est très riche, ce qui peut amener de la matière pour dialoguer avec les apprenants, une discussion dans le cours. On peut ainsi avoir des retours intéressants et qui donnent matière à développer des dimensions qui sans le SG auraient été moins mises en avant. Le SG peut jouer un rôle de révélateur pour certaines dimensions.
Identifiez-vous des courants de recherche dans le domaine des jeux sérieux ?
Il y en a beaucoup, notamment sur la conception et sur l’évaluation qui constituent de grands courants de recherche dans ce domaine : sur la conception en lien avec les apprentissages, la conception technique (par exemple la conception technique autour du jeu vidéo, avec différentes méthodes) ; sur l’évaluation et sur l’acceptation technologique (est-ce que les apprenants acceptent ce système pour leurs apprentissages ?) ; sur les émotions ; sur les variables psychologiques liées à l’utilisation ; sur l’intérêt et l’efficacité en termes d’apprentissage. On a aussi un courant qui porte davantage sur les aspects culturels des SG. Beaucoup de courants de recherche existent.
Dans quel(s) pays les recherches en SG vous semblent plus développées ?
Elles ont été très développées aux Etats Unis qui ont été précurseur sur certains usages.
Percevez-vous des évolutions récentes du côté de l’offre de SG sur le marché ?
Des outils type « framework» permettent de développer des serious games plus facilement voire de les faire évoluer, notamment afin de réduire l’obsolescence qui pourrait exister. Le risque étant de ne plus partir des apprentissages mais de ce que peut proposer la boîte à outil.
De nouvelles formes d’IA pourraient s’intégrer, bien qu’il y ait déjà certaines formes d’IA utilisées pour les serious games. L’utilisation de la réalité virtuelle pourrait se développer, voire des métavers.
Avez-vous pu constater une évolution dans le rapport de l’enseignement supérieur (universités et autres) avec les SG ?
Au départ c’était quelque chose de peu connu, c’était accepté mais des questionnements persistaient (« est-ce bien sérieux ? », « est-ce que ça fonctionne vraiment ? »). Les choses ont évolué avec la diffusion des jeux sérieux.
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NOTES
[1] La théorie de l’activité est liée aux travaux de Vygotski et Leontiev. Une réflexion sur la conception des SG devrait inclure une étude des interactions entre les personnes et le monde qui les entoure.
[2] Philippe COHARD, « L’apprentissage dans les serious games : Proposition d’une typologie », @GRH (16), 2015 : 11‑40.
Auteurs
Fabrice DE POLI
Université Savoie Mont Blanc
Raphael DORNIER
Université Sorbonne Paris Nord
Références
Pour citer cet article :
Fabrice DE POLI, Raphael DORNIER - "Fabrice DE POLI et Raphaël DORNIER, Entretien avec Philippe Cohard" RILEA | 2024, mis en ligne le 06/12/2024. URL : https://anlea.org/revues_rilea/fabrice-de-poli-et-raphael-dornier-entretien-avec-philippe-cohard/