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Une des missions de l’Association Nationale de Langues Étrangères Appliquées (ANLEA) est d’identifier, partager et soutenir les méthodes pédagogiques ciblées pour les étudiants de notre discipline, qui est en soi, inter- et multidisciplinaire. C’est ainsi que ce numéro de la Revue Internationale de Langues Étrangères Appliquées (RILEA) est dédié aux théories, pratiques et professionnalisations autour du thème des jeux sérieux.
L’historique et les définitions
Les jeux sérieux comme outil pédagogique ont connu une progression assez nette dans leur utilisation au XXIe siècle. Toutefois, cette approche qui articule un volet ludique et un volet pédagogique, a des origines plus anciennes, car, selon Shen, le principe est retracé jusqu’à 3000 av. J.-C. en Chine[1], ou même à la Renaissance[2]. Pour comprendre la pratique telle qu’on la connaît aujourd’hui, dans leur article “Origins of Serious Games” (2011) Djaouti et al. considèrent l’ouvrage de de Clark Abt, Serious Games comme la référence dès 1970. Abt définit le terme comme “des jeux qui ont un objectif pédagogique explicite et réfléchi, et ne sont pas conçus, dans un premier temps, pour divertir. Cela ne veut pas dire que ces jeux ne sont pas, ou ne devraient pas, être divertissants”[3]. Dans la présentation faite par Danxi Shen pour le centre de pédagogie et d’apprentissage, The Derek Bock Center for Teaching and Learning, à l’université d’Harvard, les jeux sérieux sont des “interactions avec un contexte prédéterminé qui implique la compétition, la coopération, le conflit, ou la collusion”[4]. Effectivement, ces jeux, aussi connus sous le terme “jeux académiques”, sont destinés à simuler une vraie expérience dans plusieurs disciplines, telles que les affaires, la finance, l’économie, la psychologie, notamment lorsque les méthodes pédagogiques plus classiques ne parviennent pas à transmettre les mêmes compétences.[5]. L’armée s’est aussi montrée novatrice en la matière en incluant des jeux dans ses entraînements. Il en ressort souvent un sentiment de construction d’équipe. D’où l’emploi très fréquent des jeux en milieu professionnel et associatif pour motiver le personnel.
Danxi Shen rappelle l’usage des jeux sérieux dès les années 1950 dans les cours d’économie, de chimie et de psychologie. Pour leur part, Djaouti, Alvarez, Jessel, et Rampnoux donnent plusieurs exemples des années 1970 jusqu’au présent, en faisant référence également aux exemples non-numériques. La plupart des jeux intègrent un aspect numérique ou multimédia. La description de jeux sérieux par l’entreprise Collock.com souligne l’usage des images, son et vidéo (Collock.com). Nous allons dresser l’état des lieux de l’utilisation des jeux sérieux et en analyser les pratiques au sein des formations LEA, afin de comprendre comment ils sont déployés pour mieux accompagner les étudiants grâce à une enquête réalisée auprès des formations LEA membres de l’ANLEA au cours de l’automne 2024.
Dans le domaine des Langues Étrangères Appliquées en France
L’enquête conduite par le comité éditorial de RILEA au cours de l’automne 2024 sur l’utilisation des jeux sérieux a obtenu 30 réponses de la part de 21 universités françaises (sur les 39 universités membres de l’ANLEA). Comportant 21 questions, l’enquête nous permet de mieux appréhender l’utilisation de jeux en classes des formations LEA.
Parmi les réponses, plus des ¾ des universités ayant répondu ont déclaré organiser des jeux sérieux dans les formations de la L1 au M1 (16 universités). 19 % des universités (au nombre de 4) ont indiqué ne pas organiser de jeux sérieux dans leurs formations principalement par méconnaissance.
Universités ayant répondu à l’enquête :
- Aix Marseille Université
- Cergy Paris Université
- Le Mans
- Nantes Université
- Paris Cité
- UBO Brest
- UCA
- Université Bretagne Sud
- Université d’Artois
- Université de Caen Normandie
- Université de Limoges
- Université de Lorraine
- Université de Picardie Jules Verne
- Université de Poitiers
- Université de Rouen
- Université de Strasbourg
- Université Paris Est Creteil
- Université Paul Valéry Montpellier 3
- Université Rennes 2
- Université Savoie Mont Blanc
- Université Toulouse Jean Jaurès
Au niveau Licence
On remarque tout d’abord une gradation des jeux par année. Plus les étudiants progressent dans leurs études, plus ils sont confrontés à des jeux sérieux (tableau 1). Nous imaginons que les effectifs réduits chaque année après la Licence 1, ainsi que la complexité des compétences à aborder, expliquent cela.
Tableau 1 – Nombre de jeux utilisés dans les formations par année d’étude
Année | nombre total de jeux | dont en langues (%) | dont en matières d’application (%) |
L1 | 4 | 3 (75%) | 1 (25%) |
L2 | 7 | 4 (57%) | 3 (43%) |
L3 | 10 | 6 (60%) | 4 (40%) |
M1 | 9 | 6 (66%) | 3 (34%) |
M2 | 13 | 4 (30%) | 9 (70%) |
En effet, peu de jeux sont utilisés en L1 et la majorité le sont dans les enseignements de langues, alors qu’en Master 2, 70% des jeux utilisés le sont dans les matières d’application. Notons que les résultats sont sensiblement les mêmes pour la L2, L3 et M1 alors que nous aurions pu également nous attendre à une gradation, notamment entre la Licence et le Master.
Certains jeux apparaissent dans la maquette dès la Licence avec pour titre:
- “Serious game” ((Clermont-Auvergne, Nantes)
- “Mise en situation professionnelle : challenge entrepreneurial” (Strasbourg),
- “Jeu de management de projets » (Aix-Marseille),
- “Business Game” (Clermont-Auvergne),
- “Gameland (projet Marie Curie)” (Rennes),
- “Simulation – Marketing international” (Toulouse).
C’est toutefois en Master que l’on retrouve le plus grand nombre de cours dans les maquettes dédiés aux jeux avec des intitulés comme:
- « Jeu de management de projets » (Aix-Marseille),
- « Jeux d’entreprise » (Aix-Marseille),
- « 36 heures chrono » (Aix-Marseille),
- « Jeu de simulation stratégique »(Aix-Marseille),
- “Simulation de gestion” (Nantes),
- “Jeu d’entreprise (en anglais)” (Bretagne Sud),
- “Semaine Kalypso” (Artois).
Pour les enseignements de langue, beaucoup de jeux sont utilisés comme l’indique le tableau 1 puisqu’ils représentent entre 57% et 75% des jeux utilisés entre la L1 et le M1.
Témoignages
Les enseignants ont indiqué que l’objectif principal de ces jeux est l’amélioration des acquis théoriques et de l’expression orale, qu’il s’agisse de jeux de rôle, de jeux de société ou de jeux inventés par les collègues. Selon eux, cela permet de “dédramatiser la prise de parole spontanée, de créer un cadre de prise de parole plus authentique/spontané” et de “varier et dynamiser le cours et de rendre l’étudiant plus actif”. Notons que si l’on se réfère à la définition des JS dans l’introduction, les jeux de rôle ne rentrent pas dans la catégorie des JS. Notons également la création d’un monde virtuel et d’une escape room par un collègue d’espagnol pour les L2 espagnol de l’université de Rouen (dans le cours “Compréhension, expression orale et prise de parole”) où les étudiants s’immergent pendant 4h (8 x 30 minutes) afin de favoriser la compréhension et la prise de parole.
Illustration 1 – Exemple du jeu utilisé en cours d’espagnol L2 “Compréhension, expression orale et prise de parole”à l’université de Rouen
Source: enseignant, Santiago Piolo-Villegas
Dans les cours de langue, des jeux de négociation permettent également souvent d’allier théorie et pratique comme dans des cours de “Négociation en espagnol”, “Interculturalité / Négociation interculturelle”, “Négocier en espagnol”. Les motivations sont diverses : “Expérimenter une approche gamifiée de la négociation. Créer également un cadre d’évaluation, d’auto-évaluation et de co-évaluation de ses performances en matière de négociation.” (Cergy, m.stuardo01@ufromail.cl) Dans ces exemples, les jeux sérieux préparent les étudiants à prendre la parole dans une langue étrangère dans un contexte professionnel afin de faciliter leur intégration dans la vie active.
Dans les matières d’application, soit en marketing, soit en économie en L1 et L2, les collègues indiquent que les jeux sérieux permettent une mise en situation concrète professionnelle pour les étudiants. En L3, les JS semblent plus poussés (peut-être par rapport à l’évaluation ou à la complexité des tâches?). Il existe, par exemple, un jeu de négociation et de transaction en économie fermée, un genre de monopoly (Gestionary), où les étudiants créent et gèrent une entreprise dont ils réalisent toutes les opérations comptables sur deux tableaux.
Illustration 2 – Etudiants jouant à Gestionary (source: Hervé Hutin de l’Université Savoie Mont-Blanc)
Les enseignants de matières d’application estiment que ces JS permettent aux étudiants de mettre en pratique les enseignements, et aux enseignants de capter davantage l’attention, de montrer l’interaction entre les MA et les langues, et de mettre les étudiants en situation professionnelle de manière très proche de la réalité.
Parmi les compétences identifiées, l’utilisation de JS permet le développement de compétences telles que :
- être capable de manager une équipe, communiquer,
- gérer une entreprise,
- prendre des décisions,
- rechercher des informations,
- savoir rédiger en langue étrangère.
Cela inclut aussi la possibilité de se remettre en question dans ses apprentissages (cf article XX dans numéro)
Au niveau du Master
Dans les cours de langue, on retrouve les mêmes types de jeux qu’en Licence. Un collègue a mentionné un jeu en langues fondé sur les matchs d’improvisation théâtrale. En sciences de gestion, ce sont des jeux de simulation d’entreprise effectués dans les matières d’application. Les formations ont recours à des prestataires externes avec un coût assez élevé pour les formations. Dans ces simulations, les étudiants (généralement autour de 25-30) travaillent en équipe et jouent le rôle d’une entreprise en situation de concurrence sur le marché. Cela fait appel aux notions de compétition et de concurrence, caractéristiques essentielles des jeux évoquées en introduction. Tous les collègues soulignent les multiples compétences visées et développées pendant ces jeux. Outre rendre plus actif l’enseignement des matières d’application (comme la comptabilité, le marketing, la gestion, la finance, la gestion de projets, la planification et la stratégie commerciale), les jeux sérieux développent d’autres compétences.
Parmi celles mentionnées, on retrouve des compétences communicationnelles (“expression”, “prise de parole”, “négociation”, “savoir convaincre”, “communication verbale et non verbale”). Les étudiants développent également leur capacité à travailler en équipe: “travail en équipe”, “prise de décision collective”, “gestion des priorités”, “savoir convaincre”, “organisation d’un travail en groupe”, “auto-gestion (élaboration d’un planning…)”. Enfin, nous pouvons noter que ces jeux permettent également le développement des soft skills comme “la créativité”, “l’innovation”, “l’adaptation”, “la confiance en soi”, “le savoir être”, et “le self-control”, “la capacité à comprendre/analyser des documents”.
Les jeux s’échelonnent sur une période plus longue en Master qu’en Licence: 19h pour les jeux en L2 et L3 contre 22h en moyenne pour les jeux en Master (allant de 15h à 36h)). Certains durent tout le semestre alors que d’autres universités préfèrent regrouper le jeu en plusieurs séances sur plusieurs jours consécutifs, une seule semaine ou deux semaines. L’évaluation semble être très souvent multiple : les résultats de l’entreprise sont pris en compte, un rapport ou dossier est très souvent attendu, des éléments de communication écrits ou oraux sont aussi demandés, il peut y avoir des QCM, une soutenance et, enfin, une note de participation des étudiants.
Illustration 3 – Exemples de jeux sérieux utilisés en Master (source: Thomas Denis de Nantes Université)
Les accompagnements possibles
Certaines universités utilisent également les cellules entrepreneuriales des universités pour proposer aux étudiants en LEA des “challenges entrepreneuriaux”. Cela s’effectue à des niveaux variés selon les universités (L2 à Strasbourg avec Pépite, M2 en Lorraine avec le Peel). L’évaluation repose souvent sur la présentation d’un pitch en français ou en anglais devant un jury.
Coûts
En ce qui concerne les Masters, seuls 4 Masters utilisent des jeux conçus localement (Lorraine, Rennes, Nantes), les autres universités ont recours à des prestataires ou ils participent à des concours (comme celui de la CCI à Caen). Montpellier met en place des grands jeux interclasses qui sont organisés par un prestataire associatif. Les coûts semblent assez variables. Un jeu conçu localement n’est pas budgétisé alors que le recours à un fournisseur se chiffre entre 1 000 et 5 000€ selon les formations (soit entre 15€ et 65€ par étudiant). Les personnes interrogées ont indiqué que ces jeux étaient financés sur le budget des composantes (département, filière ou UFR), sur le budget du Master (grâce aux revenus de l’alternance), par la FCU, par les associations étudiantes, par des BQE, par le CVEC. Les collègues de l’université d’Artois indiquent également que le jeu a un coût élevé car en plus des intervenants et du logiciel, ils financent des “cadeaux pour les gagnants et les hôtels pour les étudiants des pôles lointains de l’université”.
Autres point intéressants
Dans les réponses, certains collègues ont suggéré des pistes intéressantes:
- amélioration continue via un questionnaire de fin de jeu
- semaine ‘jeux’ où en plus du jeu sérieux, des activités sportives sont organisées par les M1 STAPS.
Conclusion
Ainsi, toutes les collègues qui ont répondu à notre enquête ont loué les qualités des jeux sérieux permettant d’avoir une pédagogie plus active, plaçant l’apprenant au cœur de son apprentissage. Les jeux permettent également une intégration plus large des compétences professionnelles et transversales. En étant collectifs, ils mobilisent des soft skills que les étudiants se doivent de maîtriser pour entrer dans la vie professionnelle. Le point faible de ces jeux sérieux est qu’ils instaurent une compétition entre les équipes et les étudiants qui, selon leur personnalité et la dynamique du groupe, peut se transformer en émulation positive, ou, au contraire, en sources de tension.
Jeux Sérieux Référencés :
Arkhé (Kalypso)→ pas de site web fiable/source primaire ? → https://www.arkhe.com/nos-jeux/
Cesim Global Challenge https://www.cesim.com/fr/simulations/cesim-global-challenge
Cesim Marketing https://www.cesim.com/fr/simulations/cesim-marketing
Gameland (projet Marie Curie) -> les coordinatrices Dolly Ramella, Prof Christine Evain), les coordinatrices Dolly Ramella « Dolly Ramella Georget » <dolly.ramella-georget@univ-rennes2.fr>; https://culture.service.univ-rennes2.fr/article/lescape-game-pratique-pedagogique-innovante-rencontre-avec-dolly-ramella-georget
« Gestionary », jeu acheté il y a 20 ans → pas de site web fiable ?
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BIBLIOGRAPHIE
Collock.com, “Qu’est-ce qu’un serious game ou jeu sérieux ? ”, collock.com, s.d. https://www.collock.com/serious-game/
Djaouti,Damien, Julian Alvarez, Jean-Pierre Jessel , et Olivier Rampnoux, “Origins of Serious Games”, Minhua Ma, Andrea Oikonomou, Lakhmi C. Jain (eds.), “Serious Games and Edutainment Applications”, Springer, pp.25-43, 2011.
https://www.ludoscience.com/files/ressources/origins_of_serious_games.pdf
Shen, Danxi, “Game”, The Derek Bock Center for Teaching and Learning, s.d.
https://ablconnect.harvard.edu/game-research
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NOTES
[1] ( s.p.)
[2] Djaouti, Alvarez, Jessel, Rampnoux, p. 2
[3] (Djaouti, Alvarez, Jessel, Rampnoux, p. 2). [“these games have an explicit and carefully thought-out educational purpose and are not intended to be played primarily for amusement. This does not mean that serious games are not, or should not be, entertaining.]
[4] Lien: Danxi Shen pour le centre de pédagogie et d’apprentissage, The Derek Bock Center for Teaching and Learning, à l’université d’Harvard
[5] Shen
Auteurs
Vanessa BOULLET
Université de Lorraine, IDEA, F-54000 Nancy, France
vanessa.boullet @ univ-lorraine.fr
Amy WELLS
Université de Caen Normandie, Équipe ERIBIA
Julien GUILLAUMOND
Université Clermont Auvergne
Sophie GONDOLLE
Université de Bretagne Occidentale, Centre d’Étude des Correspondances et des Journaux Intimes.
sophie.gondolle @ univ-brest.fr
Références
Pour citer cet article :
Vanessa BOULLET et Amy WELLS et Julien GUILLAUMOND et Sophie GONDOLLE - "Vanessa Boullet, Amy Wells, Julien Guillaumond, Sophie Gondolle, Cartographie des jeux sérieux en LEA" RILEA | 2024, mis en ligne le 19/12/2024. URL : https://anlea.org/revues_rilea/vanessa-boullet-amy-wells-julien-guillaumond-sophie-gondolle-cartographie-des-jeux-serieux-en-lea/