Revues Revue RILEA #1 (2022) Olivier Roellinger, l’étonnant épicier breton, entretien

Résumé

Résumé
Cet entretien a été réalisé avec Olivier Roellinger, le 18 juillet 2020, à la Maison du Voyageur, Maison de Bricourt, à Cancale. Dans cette maison, où Surcouf joua lui-même enfant, Ollivier Roellinger grandit en imaginant un ailleurs, des voyages et des aventures. C’est ce rêve qu’il accomplit en devenant plus tard chasseur d’épices au sens noble du terme, dans un souci éthique et responsable qui confère à sa petite entreprise bretonne une notoriété bien méritée.

Mots-clés : Olivier Roellinger, épices Roellinger, Maison de Bricourt, Cancale, voyages et découvertes, cuisine du monde.

Abstract

This interview was conducted with Olivier Roellinger on July 18, 2020, at the Maison du Voyageur, Maison de Bricourt, in Cancale. In this house, where Surcouf himself played as a child, Ollivier Roellinger grew up imagining elsewhere, travel and adventure. It is this dream that he fulfills by becoming later a spice hunter in the noble sense of the term, in an ethical and responsible concern which confers a well-deserved fame to his small Breton company.

Keywords:  Olivier Roellinger, Roellinger spices, Maison de Bricourt, Cancale, travel and discovery, world cuisine.

Texte

 

Cet entretien a été réalisé, le 18 juillet 2020, à la Maison du Voyageur, Maison de Bricourt, à Cancale, avec Olivier Roellinger, chef cuisinier et homme d’affaire qui a cultivé, outre le goût des épices, celui du voyage, de la rencontre de l’Autre et de la découverte de l’ailleurs.

Sophie Gondolle : Le titre de votre dernier ouvrage Pour une révolution délicieuse m’incite à vous demander si vous avez le sentiment d’avoir révolutionné la cuisine par l’apport des épices ?

Olivier Roellinger : Dans les années 80, je ne pense pas avoir révolutionné la cuisine avec les épices, j’ai souhaité simplement rappeler dans mon expérience culinaire cette épopée extraordinaire de l’aventure maritime malouine, bretonne, française et européenne.

J’ai eu la chance de naître dans cette maison qui a été construite par des chasseurs d’épices au début du XVIIIème, la famille Heurtault de Bricourt.

Enfant, je jouais dans ce jardin où je prenais ce bassin pour l’océan indien.

Surcouf lui-même a joué enfant dans cette maison. Comme beaucoup de petits Bretons, ma vie a été bercée à la fois par ces chants de marins et ces récits d’aventures. Lorsqu’on est né dans le pays malouin, que Michel Le Bris qualifie de « pays d’étonnants voyageurs », celui de René Duguay-Trouin, de Jacques Cartier, de Bertrand-François Mahé de la Bourdonnais, de Robert Surcouf, du Commandant Charcot, de François-René de Chateaubriand, de tous ces hommes, on partage leur esprit d’aventure, souvent ancré dans le caractère breton : réussir c’est partir. Comment traduire cet esprit d’aventure ?

Dans ma cuisine, j’étais déjà intrigué par deux questions : les sortilèges de la baie du Mont Saint-Michel et les croyances de l’arrière-pays celtique, parce que par ma maman je suis un chouan. C’est une descendante, et je le suis aussi par ricochets, de Jean Chouan. Cette identité bretonne fait partie de mon ADN. Pour traduire cet esprit d’aventures, il fallait que je puisse m’appuyer sur une réalité. C’est un peu comme dans la dimension créative, on a besoin comme dans une légende d’un fond de vérité. Le frère d’une amie qui est aujourd’hui d’ailleurs le conservateur du musée de Saint-Malo, avait le même âge que moi et il préparait une thèse sur la compagnie des mers du sud, fondée par huit familles de Saint-Malo, qui allait ensuite se fondre avec la compagnie des Indes françaises. Il me racontait au cours d’un dîner en 1980 ce que l’on trouvait dans les murs de Saint-Malo à la fin du XVIIème siècle, en particulier les soieries, les cotonnades indiennes, les nouvelles teintures, l’indigo, la cochenille, et puis aussi la porcelaine céladon qui venait de Chine, enfin toutes ces nouvelles essences de bois, ces laques…

Je lui ai demandé ce qu’ils rapportaient comme denrées alimentaires. Je savais qu’il y avait déjà le café puisque Saint-Malo avait eu le monopole du commerce du café avec Moka. Mais quelles épices ? « J’en connais quelques unes, me dit-il, mais c’est vrai que je n’ai pas approfondi le sujet ». Et quelques semaines plus tard, il m’a dressé une liste de quatorze épices. Certaines venaient de Chine comme le poivre Sichuan ou la badiane, d’autres des îles Moluques dans la mer de Célèbes comme le clou de girofle et la noix de muscade, d’autres d’Inde et en particulier de la côte Malabar, comme les différentes variétés de poivre, les cardamomes, le curcuma, le gingembre.  Du Sri Lanka, qui était Ceylan, provenait la cannelle. D’autres étaient amenées avec le café depuis un certain temps du Moyen-Orient comme le cumin, la coriandre et le fenouil. Mais déjà et c’est incroyable, certaines épices arrivaient du nouveau monde : le piment et la vanille. Je rappelle que, jusqu’en 1850, toute la vanille venait d’une immense forêt, la forêt de Chinantla au Mexique.  (Photos 6 et 7)

J’ai été bouleversé par cette histoire qui était assez méconnue à l’époque : la mondialisation des saveurs se réalisait dans les murs de Saint Malo. Toutes ces épices y venaient des quatre coins du monde, toutes les saveurs du monde étaient réunies là dans ces remparts de granit battus par les vents. Elles étaient rapportées par ces hommes à bord de bateaux qui avançaient plus de l’arrière que de l’avant, en ayant une connaissance de la longitude très approximative parce que les chronomètres étaient peu précis. On parle souvent des corsaires, des batailles… mais on ne mesure pas suffisamment le rôle et le lien que ces hommes ont permis de tisser entre les différentes cultures. Lorsqu’on commence à ingérer ce que le différent, l’étranger, ingère, on commence à le comprendre, à l’accepter, voire à l’aimer.

J’ai voulu raconter cette belle histoire de l’humanité qu’offrent la cuisine et l’alimentation du monde à la différence des conquêtes, des occupations…  La cuisine, quel que soit l’endroit de la planète, est toujours métisse. Et si elle ne l’est pas alors elle devient réactionnaire, régionaliste, nationaliste. D’ailleurs, ce discours, repris actuellement parfois par des partis politiques via le « locavorisme », est pour moi une grave erreur. Je salue le mouvement dans sa réaction parce qu’évidemment c’est complètement stupide de manger des haricots verts  en hiver venus du Kenya et de vouloir des cerises du Chili à Noël. Maintenant dire qu’il n’y a de bon que ce qui pousse chez soi est une vaste erreur et manifeste un recroquevillement sur soi-même, aux antipodes de l’esprit d’ouverture.

Il faut rappeler que les épices existent depuis la nuit des temps puisqu’on les retrouve depuis la Haute-Egypte. Et pour comprendre comment la cannelle qui ne poussait que sur l’île de Sri Lanka pouvait arriver en Haute-Egypte, ou encore la noix de muscade et le girofle arrivaient de la mer de Célèbes, c’est une performance.

Sophie Gondolle : Quelles sont les principales raisons qui ont motivé la quête des épices ?

Olivier Roellinger : Pourquoi a-t-on toujours été à la quête de ces épices ? Les gens disent : « c’était cher ». Mais pourquoi était-ce cher ? Parce que c’était rare ? Non, nombre de choses étaient rares et ne sont pas devenues nécessairement chères.

Différentes théories ont été élaborées et diverses études réalisées pour comprendre et expliquer cette quête.

D’abord on évoque la notion de spiritualité. L’Homme a eu l’audace de croire à une existence après la mort, à l’âme. L’âme, dans la très grande majorité des religions, ne peut que s’élever. Et la seule manière d’entrer en relation avec l’être cher disparu, c’est le parfum. On a donc eu besoin d’essences et de matières odorantes et agréables. Dans l’hindouisme, le chamanisme ou la religion chrétienne, au moment où l’âme s’élève on le signifie avec de l’encens ou des épices, comme dans l’histoire des Rois Mages. Ingérer ce parfum qui devient une fragrance est capital.

On va aussi imaginer grâce au bon sens de l’humanité, parce que la science ne l’explique, elle, que depuis vingt ans, les bienfaits des épices pour la santé. J’ai une formation de scientifique, mais je considère bien souvent que l’esprit scientifique connaît une déviance qui devient une croyance, c’est-à-dire une foi, une forme de religion. Tant que l’on n’a pas prouvé qu’une chose existe, on considère que cette chose n’existe pas. Je trouve que c’est un prisme assez réducteur. La preuve en est que depuis vingt ans, on prouve les bienfaits anti-inflammatoires et antioxydants des épices ainsi que leur rôle très puissant pour les défenses immunitaires. Les hommes ont compris depuis la nuit des temps l’importance d’ingérer ces matières qui étaient alors plus que mystérieuses. Il faut s’imaginer que pendant des siècles, des hommes et des femmes ont utilisé ces épices ne sachant ni comment, ni où, ni pourquoi elles poussaient. Ils n’en connaissaient pas les vertus. C’est plus mystérieux encore que si l’on pouvait aujourd’hui avoir une graine, une fleur, une pétale ou une racine venues de Jupiter ou de Mars parce qu’aujourd’hui nous avons connaissance de ces planètes alors qu’ils ignoraient l’existence du continent indien ou de l’Asie, ou de l’Amérique du Sud.

Par ailleurs, l’alimentation est extrêmement liée à la religion quelle qu’elle soit. Dans toutes les religions, le christianisme, les religions judéo-chrétiennes, l’Islam ou la religion juive, on a considéré que ces épices poussaient dans un jardin d’Eden, dans le jardin de Dieu. Les épices ne pouvaient faire dès lors que du bien, il fallait donc en consommer, il fallait même en payer le prix. On explique par exemple le prix de la cannelle, dans l’histoire de Néron. Il fait brûler à Rome cette montagne de cannelle qui embaume évidemment toute la ville pour montrer à tous sa puissance et sa richesse. Les marchands arabes arrivaient depuis la corne de l’Afrique. Il faut aussi rappeler que la fortune de Venise et de Gênes s’est faite grâce aux épices. C’est d’ailleurs étonnant lorsqu’on va à Venise, à tous les coins de rues on vend un grain de poivre ou un peu de gingembre.

Les gens racontaient que la cannelle était extrêmement chère parce qu’elle poussait sur une île couverte d’une forêt impénétrable et qui était remplie de crocodiles. C’était Sri Lanka. C ‘était vrai, ça l’est encore mais un peu moins parce que malheureusement nos amis anglais ont complètement détruit ces forêts primaires pour planter un vilain thé, avec les conséquences sur le paysage que tout le monde trouve très joli, alors qu’il est complètement anéanti.

Outre la dimension spirituelle, les épices sont utilisées dans la pharmacopée pour leurs bienfaits. D’ailleurs on dissocie l’apothicaire de l’épicier seulement à la fin du XVIème siècle. L’apothicaire travaillait en effet avec énormément d’épices, c’est la raison pour laquelle la première université en pharmacie fut celle de Nantes où les plantes arrivaient.

Sophie Gondolle : Pourquoi a-t-on éprouvé ce besoin inconscient d’ingérer quelque chose qui ne pousse pas au bout de son chemin ?

Olivier Roellinger : Les épices traduisent le souci de s’approprier quelque chose d’étranger, d’aller vers l’autre, le différent. De Montesquieu à Jean-Jacques Rousseau, on retrouve le mythe du  sauvage qui tantôt veut nous « bouffer » ou tantôt, au contraire, représente celui qu’on perturbe. Cet antagonisme, cet affrontement concrétisent le besoin de l’autre pour se définir soi-même. On le voit dans les différentes civilisations. Dans la culture coranique, en sortant du champ de l’Occident, dans toute la civilisation musulmane, la cuisine qui est le plus à l’ouest utilise par exemple la cannelle. Or elle provient du  Sri Lanka ou du sud de l’Inde et la cuisine marocaine en est  remplie. Ils ont pourtant beaucoup d’autres épices, comme le cumin qu’ils utilisent aussi beaucoup. Mais c’est assez étonnant ce besoin de mettre quelque chose qui ne pousse pas chez soi pour parfumer et donner du caractère, en référence à une culture autre.

J’aime cette première forme d’intelligence qu’est la curiosité. C’est important d’avoir sa fenêtre ouverte sur le large et les autres, sans se faire laminer. D’ailleurs toutes les cuisines du monde se sont enrichies du poivre. J’ai été accusé par certains cuisiniers à une époque de mettre la cuisine française en danger, en remettant à l’honneur les épices. On m’a accusé de polluer la cuisine française. À ce moment là, cela revient à penser que toutes les cuisines du monde ont été polluées par la perle noire.

Un homme comme Alan Stivell, en Bretagne, a bouleversé la musique bretonne sans en détruire l’identité mais au contraire en l’enrichissant de tonalités, de sons, de mélodies des Aborigènes australiens ou d’autres communautés dans le monde. Il y a une très grande différence finalement entre oublier sa culture pour la faire disparaître au profit de propositions à la mode ou au contraire enrichir sa propre culture de l’identité de l’autre.

Dans les années 80, quand j’ai commencé à mettre du benjoin, du curcuma, de la cardamome dans ma cuisine, on s’est demandé ce que faisait ce petit mec dans ce port de Cancale à mettre des épices dans la cuisine bretonne. Ça n’avait pas de sens. En Bretagne, on se doit de manger des soles meunières, des patates tournées avec sept facettes, des galettes, un gigot d’agneau flageolets et, un jour de fête, un homard grillé.

J’ai beaucoup discuté non pas de la cuisine bretonne mais des cuisines de Bretagne avec Simone Morand (auteur de nombreux ouvrages de gastronomie bretonne).  J’ai repris les quatorze épices initialement présentes dans les murs de Saint-Malo et j’ai tâtonné, bidouillé. J’ai certes une formation d’ingénieur chimiste mais je suis venu à la cuisine par rejet de tout ce qui était cartésien et rationnel pour me rapprocher du sensuel et des autres. Tout ce que j’avais vécu en fac, en prépa, je trouvais cela insipide et sans intérêt. Avec ces quatorze épices, il fallait que je concrétise, que je compose une saveur. Je les trouvais bonnes avec mon palais de petit Cancalais. Donc l’idée n’est pas de faire un curry, un garam masala ou un colombo, je n’ai aucune légitimité pour le faire, j’avais ces quatorze épices, il me fallait créer un goût qui me convienne. Il était hors de question d’en laisser une de côté et de n’en prendre que treize ni d’aller en chercher une quinzième. L’histoire était là, je ne voulais pas sortir du cadre. Sans quoi, on peut faire n’importe quoi en associant tout et n’importe quoi. J’ai besoin d’une trame, d’une ligne, d’une réalité au départ et ensuite je vais construire toute ma cuisine de cette manière là, à partir d’un voyage historique, d’une aventure maritime. Je vais l’associer à du Saint-Pierre que mes copains pêcheurs me ramènent, à du chou ou des pommes offerts par mes copains cultivateurs. Je suis bien là à la fois dans l’expression de mon environnement naturel le plus frais pêché, le plus frais cueilli et de mon environnement culturel parce que ces quatorze épices étaient vraiment présentes dans les murs de Saint-Malo à la fin du XVIIème siècle. J’ai voulu rapporter ces épices auprès de ma cheminée de granit de Breton, comme des trésors, pour raconter notre histoire et non pour faire une cuisine exotique.

Sophie Gondolle : Comment avez-vous créé votre propre réseau de producteurs ?

Olivier Roellinger : Aujourd’hui tout le monde se veut être un spécialiste gastronomique voire un marchand d’épices. En se procurant les épices au marché de Hambourg, c’est facile. Mais nous, nous travaillons avec 1200 petits producteurs en direct. Un journaliste a laissé entendre que j’étais allé en Inde d’où j’avais rapporté une recette. Or à l’époque, je n’avais pas eu la chance encore d’aller dans ce pays qui depuis ne m’a jamais quitté. L’Inde c’est d’ailleurs autre chose qu’un pays, c’est un univers autrement fascinant. On fermait le restaurant trois mois par an. Mon autre passion était la voile, donc on louait un bateau dans les différents coins du monde pour faire du bateau. Je trouvais parfois des bateaux de bric et de broc pour naviguer dans les Caraïbes, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-est, la baie de Phang Nga, et évidemment le long de la côte indienne. Et là, petit à petit, je vais rencontrer des petits producteurs d’épices. Ils m’apprennent beaucoup, il s’agit de ces gens que l’on dit de peu et qui pour moi sont de tout. Ils n’ont rien et ils vous donnent tout. Petit à petit, ils m’apprennent et je rapporte dans ma valise, en prenant l’avion, quatre à cinq kilos pour ma cuisine. Quand je n’en ai plus assez, j’envoie, à l’époque, un télex au village pour qu’ils réussissent à me faire parvenir cinq à dix kilos par bateau, par container, qui mettaient six mois pour arriver. On sympathise, on devient amis, ils sont étonnés qu’un jeune cuisinier français prenne contact. J’établis aussi des liens avec des universitaires en Inde, en particulier avec un professeur d’université qui s’intéresse à toute l’histoire de la botanique indienne. Il m’apprend alors qu’il existe différentes variétés de poivre, c’est une histoire fascinante. Donc au fil de l’eau et du temps, je développe un réseau pour la vanille à Madagascar et au Mexique, pour les poivres roses et la recherche de différents piments perdus.

Je rapporte tout cela uniquement pour ma cuisine. Pour stocker les épices, il fallait un endroit sec, on a pu faire alors l’acquisition de cette petite longère où se trouve aujourd’hui la première boutique.  On y a déplacé les étuves pour torréfier, étuver et broyer les épices. Beaucoup de gens, en même temps, en sortant du restaurant nous demandaient ce que l’on mettait dans la sauce. Ils nous réclamaient alors un petit peu d’épices.  Pendant 10 ans, on a offert aux clients 40 grammes d’épices et ainsi ils étaient contents de repartir avec notre cuisine en kit.

En travaillant les épices sur la rue, ça sentait tellement bon que les gens du pays ont fini par pousser la porte. On a alors commencé à en vendre dans de petits sachets et petit à petit, il y a eu une demande énorme avec les clients qui sortaient du restaurant. Les gens du pays ont considéré que cela faisait partie de l’identité comme la bourriche d’huîtres. Ils ont considéré les épices comme partie intégrante de leur histoire. Je parlais de la « Poudre du Vent », du « Rêve de Cochin », je faisais aussi pas mal d’interventions au festival de Saint-Malo « Étonnants Voyageurs ». La Bretagne a joué un rôle capital dans cette ouverture, à la fois pour la pharmacopée mais également pour la cuisine.

Une autre histoire extraordinaire est celle de la moutarde celtique. Ma femme est pharmacien et dans sa jeunesse, la moutarde était faite par des pharmaciens pour réaliser les fameux cataplasmes. Un pharmacien de Morlaix très engagé politiquement  avait un copain pharmacien de Dijon qui s’appelait Maille. Toute une correspondance s’est établie entre eux. Celui de Morlaix reconnaissait faire une moutarde avec des graines de moutarde qui poussent très bien en Bretagne mais aussi avec du vinaigre de cidre, alors qu’à Dijon évidemment, il la composait avec du vinaigre de vin en ajoutant  des algues de la côte bretonne. J’ai repris cette recette, j’avais la composition, mais je n’avais pas les proportions. Je me suis adapté et je fabrique aujourd’hui une « moutarde celtique ».

Sophie Gondolle : Vous semblez dire que tout l’art de la cuisine tient à la transformation des aliments ?

Olivier Roellinger : Absolument. Comment dans la cuisine traduit-on son environnement en fonction de ce qui pousse selon les saisons, la qualité de la terre, le climat mais aussi sa culture ? Comment transforme-t-on les produits, un laitage par exemple ?  Pourquoi devient-il ici du beurre et là du yaourt ?

Les gens du voyage ont par exemple développé dans leur culture le yaourt, car lorsque vous êtes nomade, vous n’avez le temps de faire ni du beurre, ni du fromage. Pourquoi les Normands vont-ils faire une multitude de fromages et les Celtes jamais ? On les considère même comme du beurre pourri. C’est étonnant : les Normands font du fromage et nous du beurre. Comment ingère-t-on le vivant et le transforme-t-on différemment d’une culture à l’autre ? C’est un sujet très intéressant.

Comment les cuisines du monde font-elles appel aux épices sans être pour autant des cuisines épicées qui pour beaucoup d’Européens et de Français en particulier désignent une cuisine brûlante ? Si c’est épicé, ça pique, ça brûle. On n’a pas deux mots  dans la langue française pour faire le distinguo comme en italien entre spezie et cucina piccante. Mais dans la palette des épices, il n’y a que trois familles qui apportent le feu : les pipers nigrum, les poivres, les piments et les gingembres. Tous les autres sont des parfums, des fragrances à l’infini. Et il faut rappeler que l’épice est une matière végétale, c’est une racine, un rhizome, une écorce, un bouton, un pétale, une fleur, une graine. Toutes ces cuisines du monde, moins grasses, moins salées et moins sucrées qui emploient des épices utilisent d’ailleurs beaucoup moins de viande.

J’essaie de faire comprendre à mes amis cuisiniers comme au grand public le rôle des épices. Quand je les vois acheter des épices brutes, c’est comme s’ils voulaient composer leur propre parfum en mélangeant du vétiver avec de l’Ylang-Ylang, du musc, du muguet du géranium et de la rose. C’est risqué car pour faire un parfum, il faut non seulement des ingrédients mais surtout du temps, des années. Un nez passe des jours, des années à composer un parfum. J’ai beaucoup d’amis dans le monde, des nez, en particulier Jean-Claude Ellena, qui a été longtemps le nez exclusif pour Hermès, un homme absolument délicieux.

Il en va de même pour toutes les cuisines du monde.  Un garam masala, un masala, un mélange cajun, un zaatar, un colombo sont toujours des mélanges. Le cinq épices chinois est toujours un mélange, en France on parle du mélange quatre épices.

Quand j’en vois certains vouloir faire un poisson ou de la coquille Saint-Jacques avec de la cardamome et du poivre Sichuan, je trouve cela ridicule car avec la coquille un peu de poivre et de persil suffisent. Pour composer un mélange, il faut le structurer. Pour ma part, je ne suis pas marchand d’épices, j’essaye de créer des mélanges avec mon ADN et ma mémoire  du goût. Un journaliste du Financial Times, a titré son article à mon sujet,  « The unique French art of blending spices », « L’art des épices  à la française », car les Anglais considèrent que les Français ne connaissent rien  aux épices. La culture indienne a amené le pickle, le chutney aux Anglais. Or on a toute légitimité à faire une cuisine avec des épices comme les Anglais, car on a la même histoire.

Étrangement dans l’histoire de France, la période de la colonisation, est celle qui s’est le plus réfrénée au niveau de la cuisine. On a même été jusqu’à inventer le poivre blanc, car le poivre ne devait surtout pas salir la sauce blanche. Alors qu’au XVIIème on utilise encore beaucoup d’épices. En France, on a institué les Droits de l’homme, mais en temps de colonisation, on est devenu très franchouillard. On va paradoxalement s’approprier la pomme de terre, le haricot et le maïs.

Les plus belles pages de la cuisine française sont celles des Lumières, les Voltaire, Diderot… allaient dans toutes ces cours d’Europe où l’on parlait français et ils venaient avec leur cuisinier. Ces derniers vont supplanter la cuisine italienne de l’époque qui était la plus reconnue et écrire les Traités d’une nouvelle cuisine parce qu’ils arrivent non pas avec de nouvelles techniques, mais ils sont les premiers à avoir l’audace d’utiliser des produits totalement inconnus. Ils vont apprivoiser ces produits, ils vont aussi les magnifier. Je pense à la pomme de terre, aux haricots et au maïs. Comment la pomme de terre devient-elle la French frie ? Comment va-t-on faire un gratin dauphinois, de la purée, alors qu’il s’agissait pour l’époque de plats exotiques ? Comment le cassoulet incarne-t-il la dimension cocardienne française alors qu’il ne serait rien sans le haricot d’Amérique Centrale ? Ces cuisiniers que j’appelle les cuisiniers Lumières arrivent justement avec cette cuisine qui ne fait pas appel au terroir français, mais à la curiosité et à la perméabilité de l’esprit français.

De quelle manière, tout en gardant son identité a-t-elle intégré des produits d’autres cultures ? Aujourd’hui l’exemple flagrant est de voir comment la cuisine française s’est complètement approprié l’esprit nippon. Les influences de la cuisine japonaise sur la cuisine française sont incroyables, comme l’ont été à un moment donné la cuisine italienne et espagnole. Je pense que c’est une force.

Sophie Gondolle : Concernant le marché des épices, comment les règles sont-elles fixées ?

Olivier Roellinger : Je ne suis pas sorti d’une école de commerce et j’ai demandé à mes enfants de ne pas faire ce type d’école non plus parce que la plupart d’entre elles transforment notre jeunesse en monstres. Le commerce peut avoir des lettres de noblesse, mais celui qui est appliqué aujourd’hui par l’Organisation Mondiale du Commerce me révolte. Le droit est écrit par les puissants et cela leur permet de devenir immoraux en respectant un droit qu’ils ont écrit eux-mêmes. C’est un système que je rejette en bloc. Je n’ai pas lancé à la cantonade : « Je veux acheter tant d’épices, qui peut me produire ? » J’ai établi avec la très grande majorité de mes producteurs des liens de confiance, des liens amicaux, beaucoup de respect envers les uns et les autres. Nos principaux pays où se trouvent nos producteurs sont l’Inde, avec le Kerala et le Karn?taka, le Rajasthan, le Sri Lanka, Madagascar, le Cambodge, le Vietnam, l’Egypte, le Mexique et la France qui compte aussi beaucoup d’épices.

Au début on achetait cinq kilos, aujourd’hui on est passé à quelques tonnes. Ce qui est compliqué c’est de trouver les ONG avec lesquelles travailler. Je ne suis en relation qu’avec des ONG locales qui défendent le commerce équitable et l’agro-écologie, en particulier la culture bio. Le bio, dans ces pays là, revient souvent à leur faire comprendre comment fertiliser naturellement au mieux sans accepter ce que leur offre Monsanto. Il faut essayer de les sensibiliser. Ces ONG sont souvent tenues par des jeunes. Il faut réussir à collecter, à obtenir des certificats sanitaires et d’exportation, à organiser le packaging et le shipping. Comment remplir tous les documents douaniers, pour l’export et le transport maritime, constitue autant de questions importantes et compliquées pour l’importateur.

Ma fille Mathilde m’aide beaucoup. Elle a été au barreau de Paris pendant onze ans, entre Paris et Londres en tant qu’avocate, en droit des affaires. Elle est venue nous rejoindre ce qui est extraordinaire car elle est d’une grande rigueur. Je ne faisais pour ma part que des analyses phyto plus poussées notamment pour les produits bio, lorsque j’avais quelques doutes ou lorsque j’étais en contact avec un nouveau producteur.

Mais avec elle, on balaye 350 molécules chaque fois qu’un produit bio rentre dans notre gamme, avec mise en quarantaine. L’échantillon arrive, il est analysé, si les résultats sont bons et s’il n’y a pas de trace, on accepte le lot. Le lot arrive, il est de nouveau analysé, on compare les deux analyses et pendant ce temps il est mis en quarantaine. Si toutes les analyses sont bonnes, il entre alors dans notre circuit. Évidemment, on garde un lot de tests.  Aujourd’hui, on a beaucoup plus de rigueur et d’exigence, car si le bio aujourd’hui est devenu une obligation de moyens on considère pour notre part qu’on doit avoir avant tout une obligation de résultats. C’est dans le cahier des charges des Épices Roellinger. Et on détruit le lot lorsqu’il n’est pas conforme. C’est extrêmement compliqué. C’est parfois très dur par exemple avec les histoires de mousson. Quand un producteur a accepté les pesticides de chez Monsanto et qu’un autre est là, à deux pas, dans son jardin, si la mousson arrive, tout le stock de ce dernier est fichu car l’eau polluée se diffuse dans le sol. C’est compliqué  de dire  à celui qui nous envoie toute sa cardamome qu’on va la détruire. Ça coûte en effet plus cher de la renvoyer que de la détruire, ça fait mal au ventre. La bonne foi et la sincérité de nos petits producteurs sont notre force, c’est ce lien direct qui prévaut.

Ces petits producteurs m’apprennent tellement, ils m’ont appris par exemple qu’il existe 22 variétés de poivre, alors que le commerce des Anglais a toujours considéré qu’il n’y  avait que le Tellicherry, le TGSEB, le MG1.

Ils ne faisaient aucune distinction entre les différentes variétés botaniques de poivre. J’ai bouleversé le marché de Cochin aujourd’hui, des plus gros que moi veulent des variétés botaniques. Je suis très fier d’avoir finalement sauvé des variétés botaniques qui allaient disparaître. Quand j’ai démarré en Inde, c’était très compliqué en particulier pour ces petits producteurs qui faisaient du poivre au travers de l’agro-écologie, ce sont des jardins où il y a de tout. Tout cela est mélangé, la première fois où vous arrivez, vous vous demandez où sont les cultures. On vous répond qu’elles sont là, sous vos yeux, dans un jardin, il y le curcuma, le gingembre, le giroflier, c’est absolument incroyable. Les muscadiers sont un peu plus loin et tout se trouve dans les jardins.

La deuxième chose dont je suis encore plus fier, c’est d’avoir permis à ces gens là qui allaient disparaître de vivre plus dignement et avec un pouvoir d’achat supérieur à beaucoup de nos agriculteurs bretons et en particulier à nos producteurs de lait. Ils auraient pu disparaître parce qu’à cette époque, le Vietnam s’est ouvert et a produit de manière intensive le poivre ; le cours du poivre s’est alors effondré à un moment où la recherche du poivre bio n’existait pas. Aujourd’hui, je ne vais pas dire qu’ils vivent sur l’or, mais les jeunes générations suivent l’exploitation familiale, même après avoir fait des études pour certains d’entre eux.

Ces trois dernières années, j’étais accompagné de mes enfants et ils ont rencontré des enfants du même âge qui perpétuent la tradition familiale. C’est ce que j’appelle la durabilité, c’est du commerce dans le temps, on n’est pas dans la start-up, on n’est pas dans le truc où on prend le mec, on le presse et puis on en prend un autre. Non. J’en suis très heureux parce que je sais que cela va durer des années. On a construit quelque chose.

Je peux vous donner quelques anecdotes qui montrent bien le type de relations que j’ai pu établir avec mes fournisseurs. Lorsque j’ai rencontré les petits producteurs de poivre en Inde, je leur ai demandé de bien vouloir me distinguer le Jeerakarimundi et le karimunda. Il faut imaginer la scène : près de cinquante paysans sont assis là car ils travaillent en communauté dans le Kerala. C’est le seul pays où le communisme a fonctionné, parce que la notion de communauté y est très forte, ils n’ont pas beaucoup cette notion de propriété. Le collectif fonctionne parfaitement dans le monde paysan, c’est une communauté chrétienne, il y a environ 30 % de chrétiens dans le Kerala.

Un gars se lève et me dit que ça va être compliqué de les distinguer, les deux poussent ensemble sur le même support. C’est en effet une plante épiphyte. Il trouvait compliqué de devoir ramasser le poivre en deux fois, je lui ai dit avec humour : « Tu vois tu as deux poches, il suffit de mettre une variété dans une poche et l’autre dans la seconde ». Ils ont ri et c’est ce qu’ils ont fait.

Ma plus belle leçon de commerce je l’ai prise aussi auprès de ces mêmes petits producteurs et j‘aimerais qu’elle soit rappelée à tous ces grands ayatollahs des centrales d’achats qui font une casse monstrueuse en France et en particulier en Bretagne.

Un  jour, j’arrive dans un village où je leur prenais habituellement à peu près  500 kilos de poivre. Cette année là, je leur avais envoyé un télex en leur annonçant que j’avais besoin d’une tonne et je pose alors la question dans  mon courrier, comme un réflexe d’acheteur occidental, de savoir si en leur prenant le double ils pouvaient me faire 5%. Je leur écris donc cela et trois ou quatre mois plus tard j’arrive pour faire la récolte avec eux en leur rappelant que l’on ne s’était toujours pas mis d’accord sur le prix. Ils me regardent mais ne me donnent pas plus de réponse. Il faut savoir que la notion de temps est différente là-bas. Le lendemain, je fais la récolte avec eux, sans remettre directement la question de l’argent sur le tapis. Mais le soir, j’évoque le sujet et ils me disent qu’ils commencent à réfléchir, qu’ils m’en parleraient le lendemain. Ils ont mis trois jours avant d’aborder le sujet alors que mon courrier était parti depuis des mois. Et là ils me disent : « On a bien réfléchi, on pense qu’on va pouvoir te faire payer 5% en plus ». Et là, je leur dis : « Attendez les gars on ne s’est pas bien compris, je ne vous prends pas 250 kilos, je vous prends le double et vous me dites que vous me faites payer 5% en plus. Je n’arrive pas à suivre votre raisonnement ». À ce moment là, l’ancien, le plus sage qui me parle en petit anglais et en malayalam, me dit : « On est très heureux de travailler avec toi, ça se passe très bien ».

Il faut savoir qu’un trader à Cochin ne va pas voir les petits producteurs parce que ce n’est pas la même caste, il envoie un collecteur. Ma présence les honore donc, même si, au départ, ils ne comprennent pas ma démarche de venir vivre avec eux en compagnie de ma femme. C’est pour cela que mes enfants, et en particulier Mathilde, m’ont dit qu’ils ne voulaient pas laisser ces liens fort disparaître. C’est là notre vraie réussite.

Bref, pour en revenir à l’histoire de mon vendeur, lui acheter le double de ce qu’il me fournissait habituellement était l’assurance d’avoir un gros client. Mais, précisément, il ne lui restait alors qu’un seul et unique client, si bien qu’il prenait un risque : au cas où mon avion s’écrase par exemple, il voyait son seul client disparaître. Il était donc normal de lui payer 5% en plus du prix habituel.

Sophie Gondolle : Qui décide du cours d’une épice telle que la vanille dont le prix a fortement augmenté ces temps-ci ?

Olivier Roellinger : Le prix de la vanille explose et j’en suis très content car, pour une fois, les producteurs peuvent gagner plus alors qu’ils n’étaient payés qu’avec des cailloux pendant très longtemps. En revanche, ce qui me dérange c’est que sa qualité s’effondre. Pourquoi ? Plusieurs fléaux menacent la vanille.

La vanille se raréfie d’abord pour des raisons climatiques, à cause des cyclones et du réchauffement climatique qui accentue la sécheresse. C’est une réalité. Ensuite, comme elle est chère, ils la cueillent avant maturité, car les producteurs ont peur de se la faire voler et même dans des coins sans risque certains se sont fait voler ! Or, une vanille cueillie avant maturité n’est pas de bonne qualité.

Ensuite préparer la vanille implique un vrai savoir-faire, comme pour le vin. Il ne suffit pas d’avoir de jolis raisins, il faut savoir faire du vin, comme il faut savoir faire de la vanille. La France est la mère adoptive de la vanille parce que ce sont des navigateurs paysans qui ont su affiner la vanille. Les Anglais, les Hollandais n’ont jamais réussi.

Mais aujourd’hui il existe un deuxième fléau car au lieu de l’échauder, de la préparer pendant trois semaines comme il se doit, c’est le sac poubelle noir en plastique qui prévaut. Plutôt que de la mettre dans les couvertures, on l’expose en plein soleil pendant deux jours, et là elle devient toute noire sans aucune transformation enzymatique.

Enfin le troisième fléau est le sous-vide. Normalement une vanille met neuf mois à se préparer : or j’ai vu des vanilles se préparer en cinq jours et partir pour l’export. C’est un désastre.

Le marché de la vanille va sûrement s’effondrer car beaucoup d’investisseurs ont vu le cours de la vanille grimper et ils ont fait des plantations aux quatre coins du monde. Nous on la fait venir d’Ouganda, de Papouasie, de nouvelle Guinée, du Mexique seul endroit où l’on peut encore trouver de la vanille sauvage.

Autre fléau, pour répondre à la demande, l’industrie a fabriqué de la vanille de synthèse. Il n’y a rien de plus simple dans un labo de faire une saveur vanille, c’est tout bête à faire. Aujourd’hui il existe une vanille de synthèse et, pire, une appellation mensongère. Ils sont malins dans l’agro-business car ils donnent une appellation « vanille naturelle » à une vanille extraite non pas de l’orchidée vanille, mais de la  férule. On trouve en effet de la vanilline en très petite quantité dans la férule, une herbe qui pousse au bord de la Méditerranée. Ils en font l’extraction et sur votre yaourt, c’est indiqué  « vanilline naturelle », ou « extrait de vanille naturelle ». Ils ont raison, sauf que ce n’est pas  de la vanille.

Sophie Gondolle : Pour résumer dans quel esprit travaillez-vous ?

Olivier Roellinger : On fonctionne en interne sans commerciaux, sans attaché de presse. Nous sommes des artisans. Je tâtonne pour faire mes mélanges d’épices. En moyenne, il me faut un an et demi. La « Poudre des Bulgares », j’ai mis trois ans pour la mettre au point.

Je transmets à mes enfants cet esprit d’entreprise familiale, à ma fille et à mon fils qui se passionnent beaucoup. Nous sommes des cuisiniers avant tout et non des marchands. On ne donne pas nos adresses ainsi. Et même si on les donnait, notre problème, c’est qu’on n’a pas suffisamment d’épices. En Europe, on reçoit trois demandes par semaine de gens qui voudraient vendre nos épices, mais on n’en a pas en quantité suffisante. Il faut aller sur place, se mettre en relation avec un autre village, il faut que la confiance se crée ; c’est un long travail de terrain et de patience.

En ce moment, beaucoup de jeunes sortent de grandes écoles telles que l’ESSEC, HEC, et ils sont en conversion, à la recherche d’un emploi qui donnerait du sens à leur vie. Ils ont un parcours parfois brillant, beaucoup ont joué des coudes pour grimper. Ils ont 35 ans et ils se demandent ce qu’ils font de leur vie, avec un rapport aux autres violent, et souvent dépourvu de sens. Alors ils viennent me voir et ils trouvent formidable ce que je fais, ils apprécient la dimension éthique de notre travail qui existe dans la relation étroite avec les petits producteurs, dans le respect des hommes et des femmes, de l’environnement et du vivant, de l’histoire jamais insultée. Notre recherche de la définition de la qualité d’un produit les séduit beaucoup. Ils veulent absolument travailler dans notre société sans souci du salaire, pour ouvrir à New York, à Shanghai, à Tokyo. Mais je leur demande alors s’ils se posent deux questions : pour qui et pour quoi ? Je ne suis qu’un artisan. Ma réussite n’est pas de croître, ni de grossir, ni de grandir, mais d’être stable et en harmonie avec les personnes auxquelles j’achète et je vends ; entre temps, nous transformons, nous composons et je m’amuse. C’est cela ma vie.

A ce moment là, ils me mettent en garde : « Mais si ce n’est pas vous qui le faites, d’autres le feront ». Eh bien qu’ils le fassent ! Il n’y a aucun intérêt à avoir les épices Roellinger aux quatre coins du monde. Les gens viennent chercher les épices à Cancale et c’est très bien.

 

Auteurs

Sophie GONDOLLE, Université de Bretagne Occidentale, Centre d’étude des correspondances et journaux intimes, Brest, sophie.gondolle@univ-brest.fr

Références

Pour citer cet article :

Sophie GONDOLLE - "Olivier Roellinger, l’étonnant épicier breton, entretien" RILEA | 2022, mis en ligne le 31/05/2022. URL : https://anlea.org/revues_rilea/sophie-gondolle-olivier-roellinger-letonnant-epicier-breton/