Revues Revue RILEA #1 (2022) Rivalités européennes et commerce des épices (XVIe-XVIIIe siècles)

Résumé

Résumé
Au début de l’époque moderne, les rivalités entre les grandes puissances européennes étaient incessantes afin de d’obtenir le monopole du commerce des épices, en particulier entre le Portugal et les Provinces-Unies dont la prospérité économique était fortement liée aux échanges entre l’Asie et l’Europe. Ainsi, la production des épices a joué un rôle central dans la politique menée par les États pour développer leur puissance économique et assurer leur place sur la scène internationale.

Mots clés : Épices, Commerce, Asie, Portugal, République néerlandaise

 

Abstract

In early modern times, the rivalries between the great European powers were permanent to monopolize the trade of spices, in particular between Portugal and the Dutch Republic whose economic prosperity was highly linked to the exchanges between Asia and Europe. Thus, the history of a production can play a central role in the policy pursued by states with the aim of developing their economic power and ensuring their place on the international scene.

Key words : Spices, Trade, Asia, Portugal, Dutch Republic

Texte

Avant les progrès des techniques de conservation des aliments au XXe siècle, les épices constituent un luxe mais aussi une nécessité pour les populations aisées de l’Europe occidentale. Leur régime alimentaire est principalement constitué de bouillies, de pain, de viandes salées et de féculents auxquels il faut apporter de la saveur. Tout l’art de la cuisine réside dans les sauces et pour ceci, il est nécessaire d’avoir des épices. Celles-ci servent également pour masquer le goût des viandes mal conservées ou trop salées (Flandrin et Montanari, 491). Par ailleurs, les épices sont utilisées en pharmacologie, pour la préparation de médicaments, ainsi que dans la fabrication des parfums. Ainsi l’Occident a besoin de ces différents produits qui proviennent dans leur grande majorité de l’espace asiatique.

À la fin du Moyen Âge, les marchands indiens et arabes organisent l’acheminement des épices de l’Inde ou des Moluques vers la Méditerranée. Depuis les zones de production asiatiques, les voies maritimes empruntent l’océan Indien puis le golfe Persique ou la mer Rouge. Ensuite, des caravanes prennent le relais jusqu’à la Méditerranée. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, Beyrouth en Syrie et Alexandrie en Egypte s’affirment comme les entrepôts des épices orientales en Méditerranée orientale. À partir de ces ports du Levant, les épices sont prises en charge par la flotte vénitienne.

Venise tient une grande part de sa prospérité à son rôle d’intermédiaire entre l’Europe du Nord et le Levant. Le Fondaco dei Tedeschi sur le Grand Canal, à proximité du pont du Rialto, est la résidence traditionnelle des marchands allemands spécialisés dans le commerce des épices. Placées sous administration vénitienne, les importations vers les pays germaniques sont précisément contrôlées. Les compagnies allemandes échangent contre de l’argent les épices qui partent ensuite vers Francfort, Anvers et Bruges. Le chiffre d’affaire de l’établissement est considérable et les recettes fiscales très importantes pour la république maritime (De Planhol, 92).

Un grand changement géopolitique a lieu en 1453 avec l’arrivée des Turcs sur les rives de la Méditerranée et la prise de Constantinople. En 1516-1517, avec l’occupation de la Syrie et de l’Egypte, l’empire turc a la possibilité de fermer les portes traditionnelles du commerce du Levant. Cependant, Venise et le sultan sont obligés de s’entendre pour ne pas se priver de gros profits : « C’est un cas classique d’ennemis complémentaires, tout les sépare, l’intérêt les oblige à vivre ensemble » (Braudel, 113). Un autre fait majeur de cette fin du Moyen Âge bouleverse le commerce des épices : les puissances ibériques sous la conduite du monde marchand se lancent sur les routes transocéaniques pour prendre le contrôle des marchés asiatiques. Ensuite, au cours de la période moderne, entre le XVIe et le XVIIIe siècles, les rivalités entre les grandes puissances européennes sont permanentes pour s’accaparer le commerce des épices. Ainsi l’histoire d’un produit peut jouer un rôle central dans la politique menée par des Etats de premier plan comme le Portugal ou les Provinces-Unies dans le but de développer leur puissance économique et assurer leur place sur la scène internationale.

L’arrivée des Portugais

Au XIVe siècle, les navigateurs portugais se lancent à la reconnaissance du continent africain (Verge-Franceschi, 221 et suiv.). La découverte maritime est lente entre la première implantation en Afrique avec la prise de Ceuta en 1415 et la reconnaissance du cap de Bonne-Espérance par Barthelemy Dias en 1487-1488. Le long de la côte africaine, des factoreries où des négociants portugais pratiquent le commerce avec les Africains (poudre d’or, esclaves, ivoire) sont installées (Bethencourt et Curto, 138). Parallèlement, les Portugais cherchent à prendre contact avec l’Orient par les voies terrestres. En 1487, Pêro da Covilhã est l’un des deux hommes envoyés par terre pour reconnaître le royaume du prêtre Jean c’est-à-dire l’Éthiopie. Après l’Inde, il gagne l’Éthiopie où il sera prisonnier le reste de ses jours, cependant, les informations qu’il a communiquées au Portugal serviront pour les voyages maritimes ultérieurs (Tardieu, 72).

À la fin du XVe siècle, les Portugais sont prêts pour établir une liaison maritime entre l’océan Atlantique et l’océan Indien et s’introduire sur le marché des épices. En juillet 1497, l’expédition de Vasco de Gama (Subrahmanyam, 2014), composée de quatre vaisseaux quitte Lisbonne. Elle fait d’abord un séjour de découverte sur les côtes africaines de l’Afrique de l’Est où, sur l’île de Mozambique, elle rencontre les premiers navires arabes chargés de produits en provenance des Indes. Plus tard, la flotte arrive à Calicut sur la côte de Malabar en juillet 1498. Une anecdote célèbre dévoile le but des Portugais : lorsque qu’ils arrivent en Inde, ils envoient dans la ville un homme d’équipage qui rencontre deux marchands tunisiens parlant le castillan. Ces derniers lui demandent : « Qu’est ce qui t’amène ici ? » L’envoyé répond : « Nous sommes venus à la recherche de chrétiens et d’épices » (Subrahmanyam , 1999, 79). Lors de ce premier voyage, les Portugais ne réussissent pas à s’imposer face aux commerçants arabes. Le milieu local, où l’islam est très présent, est fortement hostile à l’escadre chrétienne. Après trois mois en Inde, les navires repartent dans une atmosphère chargée de violence et rentrent au Portugal.

Malgré un retour difficile, l’expédition est néanmoins perçue comme un succès. Le roi Don Manuel annonce aux rois catholiques d’Espagne que ses navigateurs ont trouvé beaucoup de clous de girofle, de cannelle et autres épices. Cependant, le plus important est que, pendant son séjour à Calicut, Vasco de Gama s’est bien informé du fonctionnement du commerce des épices et qu’une suite à son expédition peut être envisagée. Dès son arrivée au Portugal, de nouvelles expéditions sont organisées et l’effort portugais est ensuite gigantesque. En 1500, la flotte de Cabral comprend treize bâtiments et transporte plus de 1 000 hommes. Lors de son voyage aller, elle en profite pour découvrir le Brésil. En 1502, Vasco de Gama repart pour l’Asie et, en 1503, c’est Alfonso de Albuquerque, personnage qui jouera un rôle de première importance dans la création de l’empire portugais des Indes (Estado da India)[i].

Les Portugais profitent des divisions politiques dans l’espace asiatique. La navigation de la mer Rouge est entre les mains de l’empire mamelouk qui contrôle le trafic entre l’Asie et l’Europe mais cette domination est très perturbée par les attaques des Turcs. Dans le golfe Persique, le commerce maritime est désorganisé par les divisions entre la dynastie perse des Safavides et celle des Ottomans, et sur le continent asiatique, l’Inde est divisée entre Hindous et Musulmans. Tous ces conflits entre les différentes puissances se déroulent sur terre car les forces locales n’ont pas de flottes de guerre.

Très rapidement, les Portugais s’imposent sur toutes les mers orientales. Leur stratégie est de s’emparer de quelques ports bien choisis en recourant systématiquement à la force et en rejetant toute tentative de négociation. Ainsi, en 1502, Vasco de Gama prend des otages, fait des prisonniers et brûle un navire égyptien avec son équipage. La puissance de feu des navires portugais, bien supérieure à celle des navires arabes, explique cette politique agressive et victorieuse. Plusieurs grandes étapes marquent l’installation des Portugais. Tout d’abord, ils aménagent des escales fortifiées sur la route des Indes comme Sofala (1503) ou Mozambique (1507). Ensuite, lors de la bataille de Diu en 1509, ils écrasent une flotte formée par les mamelouks et le sultanat du Gudjerat, et aidée par des artilleurs vénitiens. Enfin, entre 1509 et 1515, Albuquerque, avec une brutalité impitoyable envers les musulmans, s’empare de Goa, d’Ormuz et de Malacca. Ainsi le Portugal prend le contrôle de l’océan Indien et ouvre à ses navires les routes de l’Insulinde et de la Chine. Dès 1513, les premiers bâtiments en provenance de Lisbonne abordent les côtes chinoises.

Le commerce des épices est désormais aux mains des Portugais. La ville de Goa, excellent abri naturel situé à proximité des principales régions productrices de poivre, devient la capitale de l’Estado da India et le lieu d’échange des produits de l’Inde du Sud et de l’Asie de l’Ouest. C’est aussi une place religieuse importante, point de départ des missions d’évangélisation, notamment jésuites, vers l’Orient à l’exemple de celles de François Xavier (son corps momifié se trouve aujourd’hui dans la cathédrale de Goa) (Mayeur et al., 787). La ville devient célèbre dans toute l’Asie pour sa splendeur architecturale. Plus à l’est, le sultanat de Malacca, point de rencontre des routes commerciales de l’océan Indien, de la mer de Chine et de l’Insulinde, sert de grand entrepôt pour les épices venant des îles Moluques. En 1515, un marchand portugais écrit : « Je ne connais pas de port aussi important que celui de Malacca, ni d’entrepôt où l’on puisse trouver des marchandises aussi belles et aussi précieuses… Vous pouvez y trouver tout ce que vous voulez, et souvent beaucoup plus que vous ne pouviez le penser[ii] ». Ormuz, porte d’entrée du golfe Persique et étape essentielle des échanges entre Orient et Occident est le dernier point d’appui de la puissance portugaise dans l’océan Indien. Ces trois positions essentielles sont renforcées par la création d’un réseau de villes côtières fortifiées (à l’exemple de Diu, Ternate ou Amboine aux Moluques) et de factoreries, simples comptoirs commerciaux où ils passent des accords avec les souverains locaux (Hooghly au Bengale, Macao en Chine). Par contre, les Portugais n’arrivent pas à contrôler l’entrée de la mer Rouge, seul échec à leur monopole et volonté de contrôler l’ensemble des réseaux du commerce des épices. Les navires, notamment musulmans, qui ne possèdent pas les autorisations de l’Estado da India sont systématiquement coulés. Le roi Don Manuel prend le titre de « Seigneur des Navigations, Conquête et Commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse et d’Inde » (Subrahmanyam , 102).

Les quantités d’épices acheminées par les Portugais sont considérables. Chaque année, ce sont 40 000 à 50 000 quintaux d’épices qui partent vers l’Europe dont 20 000 à 30 000 de poivre, 10 000 à 20 000 de cannelle, clous de girofle, muscade, gingembre et autres produits. En 1504, les galères vénitiennes ne trouvent pas un sac de poivre à Alexandrie et la république maritime est désemparée face à cette nouvelle situation. Par contre, contrairement à ce que l’on a cru pendant longtemps, Venise continue à commercer des épices pendant la période moderne en utilisant d’autres moyens d’approvisionnement, notamment les voies terrestres.

Les ventes en Europe sont organisées par la Casa de India fondée en 1503 à Lisbonne. Cependant, contrairement à Venise, les Portugais ne commercent pas directement leurs épices en Europe du Nord à partir de leur capitale mais à partir d’Anvers aux Pays-Bas. Deux raisons expliquent cette situation. Tout d’abord, le basculement de l’économie mondiale vers l’Europe du Nord. Selon Fernand Braudel, « le gros des consommateurs de poivre et d’épices est justement situé dans le nord de l’Europe, dans la proportion peut-être de 9 sur 10 » (Braudel, 118). Ensuite, le Portugal n’a ni les ressources, ni l’expérience de Venise pour organiser le commerce des épices. Ne pas se charger de la redistribution, c’est laisser à autrui le souci des reventes et la charge d’ouvrir des crédits aux détaillants. Pour financer le commerce vers l’Asie, il faut des sommes énormes et les épices se paient au comptant chez les producteurs. Les Portugais trouvent à Anvers le cuivre et l’argent dont ils ont besoin en Asie. En 1501, le premier navire provenant de Lisbonne arrive dans le port de l’Escaut chargé de poivre et de noix de muscade et, en 1508, le roi du Portugal y fonde la feitoria de Flandres (HALIKOWSKI , p. 113 et suiv. ; Doehaerd), succursale de la Casa de India. Ainsi Anvers succède à Venise comme port redistributeur des épices mais le port flamand n’a pas de marchands d’envergure internationale comme la république maritime italienne. Aux Pays-Bas, ce sont les étrangers qui mènent le jeu, notamment les Portugais, les Espagnols et les Italiens. Les riches marchands de Haute-Allemagne comme les Welser ou les Fugger y échangent l’argent de leurs mines contre des produits asiatiques. En 1502-1503, 24 % du cuivre hongrois est exporté par Anvers, en 1508-1509, c’est 49 % (et seulement 13 % pour Venise). À partir des années 1520, les mines allemandes sont sur le déclin. Anvers en subit le contrecoup et la feitoria de Flandres est fermée en 1535. Les Portugais se tournent alors vers Séville où arrive l’argent des mines du Nouveau Monde.

Paradoxalement, l’argent américain relance Anvers (Braudel, 124). Les Espagnols ont besoin de s’approvisionner en matières premières, en céréales et en produits manufacturés d’Europe du Nord et, pour régler une partie de ces achats, ils envoient des lingots et des monnaies d’argent. Les navires de Zélande et de Hollande prennent en main la liaison Flandres-Espagne et se chargent du transport des épices vers le Nord. Ainsi les Hollandais sont très tôt intéressés par le commerce ibérique, que ce soit l’argent espagnol ou les épices portugaises.

La puissance hollandaise en Asie

La révolte des Pays-Bas en 1568 a de grandes conséquences sur le commerce asiatique. Les causes de cette révolte contre le souverain Habsbourg sont multiples. La prospérité s’accroît aux Pays-Bas alors que la situation économique est beaucoup moins florissante en Espagne qui, en conséquence, cherche à augmenter la pression fiscale et met en place de nouvelles taxes. De plus, Charles Quint utilise les Pays-Bas comme base stratégique dans la guerre qui l’oppose à la France et le pays doit fournir des soldats et subir le passage des troupes qu’il faut loger et nourrir. En matière religieuse, la paix d’Augsbourg signée avec les princes allemands stipule que les Pays-Bas restent catholiques ce qui fait que les calvinistes sont très inquiets et le mécontentement s’accroît notamment dans les provinces du nord du pays (Denis et Paresys, 169 et suiv.).

Au cours de cette guerre très violente, les Néerlandais font preuve de beaucoup de réalisme. Pays de marchands, le commerce est leur préoccupation essentielle et les enjeux économiques jouent un rôle de premier ordre au cours du conflit. L’épreuve de la guerre favorise la position d’Amsterdam au détriment d’Anvers qui est mise à sac lors d’une révolte des troupes espagnoles en 1576. Quelques années plus tard, le duc de Parme remet la ville sous l’autorité du roi d’Espagne et de l’Église catholique. Beaucoup de riches négociants qui étaient calvinistes préfèrent partir plutôt que d’abjurer et Amsterdam profite de cet apport en hommes et en capitaux. Un de ces marchands écrit : « Ici, c’est Anvers même, changé en Amsterdam »[iii]. Le grand port des Provinces-Unies, c’est-à-dire les Pays-Bas du Nord indépendants, stimulé par le dynamisme de tous ces marchands, se dote d’institutions très efficaces pour développer sa puissance économique : une bourse est créée en 1561 puis une banque en 1609 (Wallerstein, 177).

Dès les années 1590, les Hollandais s’intéressent à l’Asie pour différentes raisons[iv]. En 1585, l’Espagne, dont les souverains sont aussi rois du Portugal depuis 1580, met un embargo sur les navires hollandais qui, dès lors, ne peuvent plus acheter d’épices à Lisbonne. Ensuite, les puissances protestantes ont du mal à accepter l’hégémonie portugaise au-delà du cap de Bonne-Espérance. Cette exaspération est accentuée par le fait que les Portugais se montrent incapables de satisfaire la forte demande de l’Europe du Nord. Enfin, quelques Hollandais au service des Portugais ont voyagé en Asie et ont constaté les faiblesses de l’Estado da India. Si les Portugais contrôlent un immense territoire, la population de leur royaume est réduite (1 million d’habitants en 1527) et le manque d’hommes se fait cruellement sentir. Leur flotte n’a pas suffisamment de navires et le nombre de bâtiments diminue d’un tiers dans la seconde moitié du XVIe. De plus, l’organisation militaire est médiocre en raison de la faiblesse des moyens financiers. Enfin, l’intérêt des marchands portugais se porte aussi sur le sucre brésilien et, pour eux, il est difficile de concilier les possibilités commerciales asiatiques et américaines.

Dès lors, les Hollandais se lancent sur la route des épices asiatiques. En 1594, plusieurs marchands d’Amsterdam envoient une flotte en Asie. Ils ne partent pas à l’aventure car ils sont bien renseignés par Jan Huyghen Van Linshoten, un Néerlandais ayant vécu six ans à Goa où il a collecté quantité d’informations sur les routes maritimes et les produits asiatiques. Sur cinq navires, trois rentrent en Europe mais leurs chargements d’épices couvrent largement les frais d’armement. En 1598, 22 navires armés par cinq compagnies (associations de marchands) quittent la Hollande pour l’Asie. Les profits sont exceptionnels et, pour une des compagnies, la vente des épices rapporte 400 % aux actionnaires. Ce système présente cependant plusieurs inconvénients. Tout d’abord, les navires mal armés et isolés pendant leurs voyages sont une proie facile pour les Espagnols et les pirates. Ensuite, les capitaines, n’ayant pas une véritable organisation pour les aider, ont parfois des difficultés à former leurs cargaisons et sont à la merci des autorités locales. Enfin, les expéditions se font concurrence et cela nuit à la rentabilité de l’ensemble. Finalement, en 1602, toutes les compagnies armant vers l’Asie se regroupent pour former la VOC (Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales). Le capital de l’entreprise et ses activités sont répartis en six chambres autonomes installées dans six villes portuaires, l’ensemble étant contrôlé par une chambre de direction générale, les Heeren XVII. Cependant la chambre d’Amsterdam a une position dominante avec près de 60 % du capital et le choix de huit des Heeren XVII. Le capital réuni est considérable avec près de 6,5 millions de florins divisé en 2 200 actions soit environ 64 tonnes d’or (dix fois le capital de l’East India Company britannique) (Morineau, 11).

La nouvelle compagnie obtient le monopole de la navigation et du commerce au-delà du cap de Bonne-Espérance. Le capital réuni permet d’expédier des sommes énormes en Asie pour les achats et d’armer un nombre de navires très supérieur à celui de ses concurrents (de Vries et Van Der Woude, 382). Selon les estimations elle dispose de 100 et 150 navires dans les années 1690 et plus de 8 000 marins. Les Provinces-Unies n’ont d’ailleurs pas suffisamment de marins disponibles et une grande partie des matelots de la VOC est constituée d’Allemands et de Scandinaves, notamment des Norvégiens (Van Lottum, 54). Pour construire ses navires de charge appelés flûtes (fluit en hollandais), la VOC dispose de chantiers navals dont le plus important est celui d’Amsterdam. Les flûtes sont des navires trapus, très solides, armés comme des navires militaires et se manœuvrant facilement avec un équipage réduit. Le tonnage le plus courant de ces vaisseaux se situe entre 1 000 et 1 200 tonneaux mais certains peuvent aller jusqu’à 1 600 tonneaux, ce qui est considérable pour un navire de commerce. Les autres marines européennes adopteront ce type de navires et la Compagnie Française des Indes achètera ses premières flûtes à Amsterdam et Hambourg. Selon les sources de l’époque, la Compagnie emploie 80 000 personnes en 1735 et près de 150 000 en 1788 ce qui en fait, à l’époque, une des plus importantes entreprises du monde.

Sur la route maritime vers l’Asie, la compagnie a besoin d’un port permettant le ravitaillement de ses navires à mi-chemin des Indes. Un corps expéditionnaire débarque en 1752 à la pointe sud de l’Afrique et fonde la colonie du Cap. Très rapidement les Hollandais s’imposent aux Portugais dans l’espace asiatique. Tout d’abord, la VOC envoie une flotte de guerre redoutable prendre le contrôle des îles à épices de Ternate, Tidore et Amboine. Les Portugais réussissent à conserver une certaine activité à Macassar qu’ils conserveront jusque dans les années 1660. Ensuite, les Hollandais créent la base navale de Batavia sur l’île de Java, pour rassembler les cargaisons (Favier, 74). La nouvelle ville devient la plus grande concentration d’Européens en Asie avec près de 15 000 hommes en 1750. Ils vivent dans un monde cosmopolite où se côtoient Portugais, Hindous, Arabes, Japonais, Chinois et Malais qui bénéficient d’une grande liberté et d’une grande tolérance religieuse. Pour se protéger, la ville est dotée de la plus puissante forteresse européenne en Extrême-Orient forte de 100 canons et de 3 000 hommes. Cependant le site choisi (aujourd’hui Djakarta) est un ancien marécage, ce qui en fait un établissement totalement insalubre. Les canaux qui drainent la ville dégagent une odeur pestilentielle dans un climat tropical et, en 1682, une épidémie entraîne la mort de 1 000 hollandais sur les 2 300 qui y résident. Ainsi, malgré de magnifiques constructions, les Européens préfèrent vivre à l’extérieur des murailles en raison de cette insalubrité. À partir du point d’appui de Batavia, les Hollandais font la conquête des établissements commerciaux portugais : Malacca est prise en 1641, puis c’est le tour de Ceylan et du trafic de la cannelle et, en 1663, ils s’emparent de Cochin sur la côte de Malabar.

Le succès de la VOC s’explique pour différentes raisons. Tout d’abord, la république des Provinces-Unies possède un plus grand nombre de marins. En 1649, un jésuite écrit avec une certaine exagération que les Hollandais peuvent disposer de 250 000 hommes contre 4 000 pour les Portugais. Ces derniers donnent les commandements à des nobles alors que les capitaines de la VOC sont de vieux loups de mer ayant fait une longue carrière dans le commerce et qui sont très intéressés dans le succès de leur entreprise. Enfin, les Provinces-Unies disposent de moyens financiers sans commune mesure avec ceux des Portugais.

En Asie, la VOC dispose d’une excellente organisation (Van Klaveren, 39). L’autorité est aux mains du gouverneur général résidant à Batavia et disposant des pouvoirs d’un véritable souverain. Ainsi, il reçoit les ambassadeurs étrangers, commande les troupes de la Compagnie, dirige la justice même criminel. En 1664, les Heeren XVII ne craignent pas d’affirmer : « Les places et forteresses qui ont été prises aux Indes orientales ne doivent pas être regardées comme des conquêtes nationales, mais comme la propriété de marchands particuliers qui ont le droit de les vendre à qui bon leur semble, fût-ce au roi d’Espagne ou à tout autre ennemi des Provinces-Unies » (Glamann, 6). Le but premier du gouverneur est de garantir le maximum de dividendes aux actionnaires de la Compagnie en coordonnant l’activité des comptoirs avec les fonctionnaires qu’il nomme, en réglant le mouvement des navires, en s’informant de la conjoncture, en répartissant les marchandises et l’argent venu d’Europe, en organisant les retours… Les employés de la VOC réussissent parfaitement leur objectif ; en 1699, le dividende distribué équivaut à 40 % de l’investissement de départ. Les gouverneurs se préoccupent également de découvertes de nouvelles terres, à l’exemple du gouverneur Van Diemen qui finance l’expédition de Tasman dans le Pacifique sud.

Alors que les Portugais s’étaient immiscés dans un commerce existant, les Hollandais ont pour objectif de contrôler totalement la production des épices. Ils n’hésitent pas à utiliser la violence pour assurer leur monopole. Le gouverneur de Batavia indique qu’il veut diriger les insulaires « avec une aiguillon bien pointu » (Haudrere, 45). Une armée qui comptera jusqu’à 12 000 hommes, formant de puissantes garnisons, impose la volonté de la VOC aux puissances locales.

Pour gérer la production, la Compagnie établit quelques principes simples (Glamann, 91). Tout d’abord, celle-ci est cantonnée dans un territoire bien précis. Chaque île des Moluques est spécialisée dans une épice : le clou de girofle à Amboine, la noix de muscade à Banda, le poivre à Ternate, la cannelle à Ceylan. Les girofliers qui poussent dans une autre île que celle choisie sont systématiquement arrachés par la force ou contre le paiement d’une compensation au souverain local. Ce principe de monoculture généralisée a en outre l’avantage de rendre les îles dépendantes pour leur ravitaillement en denrées alimentaires et en produits manufacturés. Les importations sont évidemment organisées par la VOC qui, de cette manière, accroît son bénéfice mais provoque aussi de violents conflits avec les indigènes. Ensuite, la production est limitée pour maintenir les prix comme à Ceylan où des espaces très étroits sont réservés à la cannelle. Cette politique permet aux Hollandais de conserver le monopole des épices jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

L’équilibre de la balance commerciale avec l’Asie se pose pour la VOC comme pour toutes les autres compagnies concurrentes. L’Inde comme la Chine achètent des produits européens (textiles, métaux) mais ces ventes sont très insuffisantes pour solder la valeur des achats faits en Asie. La compensation se fait en métaux précieux, principalement en argent d’Amérique, au grand désarroi des autorités européennes où les idées mercantilistes sont très développées. Amsterdam a ainsi des contacts étroits avec Cadix, port d’arrivée des métaux précieux américains, grâce aux réseaux des juifs portugais (Israel, 417). Les Hollandais s’approvisionnent également en argent par la contrebande à partir de l’île de Curaçao. La Hollande est ainsi le principal centre d’arrivée de l’argent américain en Europe[v].

Les Européens cherchent d’autres solutions pour diminuer les exportations de métaux précieux vers l’Asie. Les Hollandais sont les premiers à pratiquer le commerce d’Inde en Inde, c’est-à-dire en prenant en main les relations maritimes entre les différents pays asiatiques. Pour cela, la VOC possède ses propres navires commandés par des capitaines hollandais avec des équipages asiatiques (80 navires à la fin du XVIIe siècle). La Compagnie est favorisée pour exercer cette activité car elle est la seule entreprise à avoir le droit de commercer avec le Japon (le cuivre japonais est très demandé en Inde). Ce commerce est très profitable : en Chine, le poivre se vend aussi cher qu’à Amsterdam.

Cette politique permet aux Hollandais de conserver le monopole des épices jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En deux siècles d’existence, la VOC arme environ 4 700 navires, dont 3 000 au XVIIIe siècle (Gaastra et Bruijn, 178). Sur ces navires, la compagnie fait voyager environ 1 million d’Européens. Le volume de son commerce dépasse 1 600 millions de florins au XVIIIe siècle soit près de 16 000 tonnes d’or.

Conclusion

Le contrôle du marché des épices a joué un rôle de première importance dans la politique du Portugal et des Provinces-Unies au cours de la période moderne. Ceci est l’exemple d’un produit qui fait l’histoire, par les investissements considérables des métropoles, par le déplacement des hommes qui souvent restent outre-mer, par l’expansion des religions. Les missions portugaises ont donné naissances à des communautés catholiques en Inde, au Japon puis en Chine et certaines d’entre elles subsistent jusqu’à nos jours.

Les conséquences de cette guerre des épices perdurent encore aujourd’hui. Gao et Macao sont restées portugaises jusqu’à une date récente (1961 pour Goa et 1999 pour Macao). L’Indonésie est restée sous domination néerlandaise jusqu’après la seconde guerre mondiale (indépendance proclamée en 1945 et obtenue en 1949).

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Auteurs

Pierrick POURCHASSE, Université de Bretagne Occidentale, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest,

pierrick.pourchasse @ univ-brest.fr

Références

Pour citer cet article :

Pierrick POURCHASSE - "Rivalités européennes et commerce des épices (XVIe-XVIIIe siècles)" RILEA | 2022, mis en ligne le 23/05/2022. URL : https://anlea.org/revues_rilea/pierrick-pourchasse-rivalites-europeennes-et-commerce-des-epices-xvie-xviiie-siecles/