Revues Revue RILEA #1 (2022) Le poivre et le sel, présentation de l’exposition collective « Le voyage des épices. Pi(g)ments d’interculturalité », Brest 2013

Bibliographie

Résumé

Présentation de l’exposition collective « Le voyage des épices.

Pi(g)ments d’interculturalité », Brest 2013.

Texte

En décembre 2013, un groupe de dix artistes visuell.e.s venant de domaines divers (sculpture, peinture, arts graphiques, …) se réunit à l’occasion du colloque international Le voyage des épices, pigments d’interculturalité (tenu à l’université de Bretagne occidentale, dans les sites de Brest et Quimper). Ce versant créatif, inusité en milieu universitaire, se voulait un prolongement métaphorique de la manifestation principale. Conçue sous la forme d’une exposition itinérante qui prend son départ en extrême Occident pour conclure en Chine, en passant par l’Amérique, en retraçant ainsi le commerce triangulaire entre les continents, cette action et ces productions groupées représentaient le nomadisme intrinsèque aux épices, denrées précieuses, sources intarissables des intérêts et des rêves individuels et collectifs. Le sujet ralliait l’Europe et l’Amérique, si tant est que les épices modernes auront dessiné des traversées entre les deux continents, tracé les territoires potentiels de conquête, déterminé les grands jalons de l’activité maritime des terres émergentes nouvellement connues, dressé sur les planisphères les longs parcours interocéaniques ; elles inspirent même un nouveau concept d’urbanisme, incarné dans la construction des villes comptoir, de Séville à la Nouvelle Espagne, de Flandre à La Corogne, de Fort Dauphin à Lorient, de l’Ile Bourbon à l’Ile-de-France. On peut comprendre l’intérêt de la cartographie dans ces « espèces d’espaces », pour reprendre l’expression de Georges Pérec.

De la France à l’Argentine, le poivre et le sel

Le hasard crée parfois de curieuses affinités, des alliances inouïes qui nous attirent et nous rapprochent sans aucun effort ou artifice.

Une partie des artistes présentes à cette exposition viennent de la ville de la Plata et, dans un certain sens, elles la représentent. En réalité, elles sont originaires de la baie de San Mateo, Saint Matthieu, territoire ainsi baptisé par le premier navigateur espagnol qui y mit les pieds en 1542. Ce fut le capitaine Juan Rodríguez Cabrillo, un explorateur énigmatique que l’Histoire méconnaît ; elle ignore son origine comme son lieu de mort, même si le personnage fut considéré comme le premier reporter du Nouveau Monde, puisqu’il informa ponctuellement la Couronne de la destruction de la ville de Santiago de Guatemala un autre fatidique 11-S, le 11 septembre 1541, quand le Volcan de Agua transforma la riche ville coloniale en une masse informe de boue et de lave.

Ce furent précisément les qualités commerciales de Cabrillo, sa cupidité à trouver la fantastique et inexistante ville de Cibola, la terre du bison, une des sept « cités d’or » que les nouvelles générations françaises connaissent grâce aux dessins animés japonais homonymes, et le public planétaire grâce à Stephen King. Cette recherche obstinée et avide le fit atterrir dans nos contrées, dans une embarcation construite de ses propres mains.

Toujours par hasard, à peine seize ans plus tard, l’expansionnisme hispanique détruisit la pointe Saint Matthieu, ici, aux alentours de Brest, première ville d’accueil de cette exposition itinérante.

Le Saint Matthieu argentin, San Mateo, fut pendant longtemps un port naturel qui connut d’innombrables échanges commerciaux et humains, et qui se verrait dominé jusqu’à la moitié du XVIII siècle par la contrebande portugaise, assiégé successivement par les Anglais et par les travailleurs portuaires échappant aux épidémies de fièvre jaune.

Eh bien les saloirs furent l’emblème de leur modernité.

En 1810, une fois émancipés de la métropole et politiquement majeurs, le premier saloir de la province de Buenos Aires fut inauguré. Robert Staples l’installa, à l’est de Ensenada, sur le Río de La Plata. Ainsi le publia en grande pompe le Courrier du Commerce dans son édition du 13 Octobre 1810.

Un demi-siècle plus tard, les techniques de réfrigération de Ferdinand Carré, dans les années 1850, mises en pratique par l’ingénieur Charles Tellier, mettront en échec ces installations. Tellier, soit dit en passant, manquait au plus haut point du sens des affaires, puisque sa merveilleuse invention de froid industriel et son miraculeux bateau frigidaire, réalisé lui-aussi de ses propres mains, comme celui de l’imprudent expéditionnaire Cabrillo, baptisé sous le nom très peu original du « Frigidaire », transporta dix vaches, douze moutons et deux veaux, congelés à sec, du Havre à Buenos Aires, la plus grande étable d’Amérique. Si le geste constitue une audace scientifique indiscutable, il n’en est pas moins dénué de sens commercial. Il faut néanmoins dire à sa décharge que Tellier fut capable de naviguer plus de cent jours avec la viande congelée, et démantela de la sorte le monde du sel, sauvegardant le poivre, le grand survivant —par chance et pour le délice du palais—, dans un monde ravagé par la peste, le choléra et la fièvre jaune, un monde de troubles et sueurs, habitat d’un moyen de conservation, le sel, destiné à alimenter les Noirs antillais, brésiliens ou nord-américains. Les mêmes qui, paradoxes de la vie, laissaient leur peau dans les marais salants pour en extraire le conservateur qui les nourrirait.

Le « carré Julien » aura signé la défaite définitive du sel, mais aussi la naissance de nouvelles correspondances, de liens nouveaux, entre la France et l’Argentine.

La débâcle du sel laissa presque intact, par chance disions-nous, un autre de nos plus grands conservateurs, le poivre, la base des conserves de charcuterie, et en particulier du « chorizo criollo », fierté du Río de la Plata par excellence.

Durant le siècle dernier, les nouvelles demandes commerciales entrainèrent un fort développement portuaire qui voulait répondre aux nouveaux besoins de communication et de transport. De nos jours, le pays compte plus d’une centaine de ports fluviaux, du Port Iguazú au Port de La Plata, et maritimes, du Port de Mar del Plata dans la province de Buenos Aires, jusqu’au Port de Ushuaia, à Terre de Feu.

Les distilleries de pétrole remplaceront peu à peu ces anciens salants, mais aussi les gigantesques chambres froides. Car le commerce de la viande n’est plus ce qu’il était.

L’université de La Plata est aussi fille de cette modernité, puisqu’elle naît à la fin du XIXe siècle (cette fin de siècle vouée au progrès !) comme une institution novatrice, indispensable fleuron intellectuel destiné à légitimer une toute nouvelle ville. Ce n’est pas un hasard si le fondateur de la ville, Dardo Rocha, fut aussi le premier Président d’une université qui compte aujourd’hui seize facultés, onze mille enseignants et plus de cent vingt mille étudiants.

La Faculté des Beaux Arts de La Plata existe en tant que telle depuis 1974, même si sa trajectoire débute en 1905 avec un Institut de Dessin technique et industriel et une Académie de Dessin et des beaux-arts, fusionnés plus tard en faculté. L’artistique et le professionnel y vont de pair.

Elle compte aujourd’hui dix-sept mille étudiants inscrits et un ensemble de mille trois cents enseignants et trois-cent cinquante chercheurs, ainsi qu’une maison d’édition internationale.

Elle fut un des pôles académiques antidictatoriaux des années soixante-dix, ce qui lui valut de fortes sanctions, dont la fermeture de son école de cinéma. A l’heure actuelle, elle offre une belle palette d’enseignements allant du muralisme à la mosaïque, du piano à la scénographie, un total de dix-sept champs disciplinaires et trente parcours artistiques dignes d’être connus et fréquentés.

Les artistes graveuses Verónica Matos, Verónica Müller, María Renati, Florencia Sanguinetti et Guillermina Valent nous proposent aujourd’hui leur vision du fascinant voyage intercontinentale des épices, reliant une fois encore les villes de Brest et La Plata par leur création.

Auteurs

Maria Fátima Rodríguez, Université de Bretagne Occidentale, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest, maria-fatima.rodriguez@univ-brest.fr

Références

Pour citer cet article :

Maria Fátima RODRIGUEZ - "Le poivre et le sel, présentation de l’exposition collective « Le voyage des épices. Pi(g)ments d’interculturalité », Brest 2013" RILEA | 2022, mis en ligne le 07/06/2022. URL : https://anlea.org/revues_rilea/fatima-rodriguez-le-poivre-et-le-sel-presentation-de-lexposition-collective-le-voyage-des-epices-pigments-dinterculturalite/